Fondateur et président du Chœur grégorien de Paris, Louis-Marie Vigne est décédé à Paris le 20 juillet dernier après d’une longue maladie, en laissant autour de lui une pléiade de continuateurs dans ce domaine si particulier de l’art sacré, mais aussi le souvenir d’un homme d’une générosité et d’une courtoisie hors du commun.
« Il faut goûter le grégorien... », aimait dire Louis-Marie Vigne à ses élèves venus de tous les coins de la planète pour recevoir son enseignement. La découverte de la beauté de la Parole de Dieu en tant que vraie nourriture conçue par la Tradition de l’Église pour l’incarner dans le moment présent était son objectif car, il en était convaincu, « le chant grégorien est une musique tout à fait contemporaine ».
L’homme qui vient de nous quitter avait une manière de transmettre son art fortement enracinée dans sa profonde conviction que le grégorien est pure prière et qu’il exprime la nature humaine avec toutes ses nuances, que sa valeur et sa beauté hors le temps « naissent justement de la répétition, et donc de la mastication de la Parole sacrée » chantée dans le cadre d’un répertoire qui a traversé les siècles.
UNE MISSION, UNE VIE
Louis-Marie était né le 6 novembre 1953 à Neuilly-sur-Seine, au sein d'une famille nombreuse et d’une profonde vie chrétienne où l'art, les langues étrangères et les choses de l’esprit s'y donnaient la main d’une manière naturelle. En effet, son père « explorait les textes sacrés des grands religions à la recherche de ce qu’elles contenaient d’élevé », selon ses propres mots (1), et sa mère se livrait à l’étude du mandarin et de la médecine chinoise. Cette langue a beaucoup intéressé le jeune garçon, qui fut confié aux soins d'une nurse chinoise. Il voulut même devenir missionnaire en Chine, avant de prendre connaissance du chant grégorien !
Puis, il a commencé sa formation musicale dans une maîtrise de chant sacré, la chorale Sainte-Croix de Neuilly, et il a étudié l'orgue avec Emmanuel de Villele. Dès l’âge de 17 ans, il assure un service dans une paroisse comme organiste. C’était à l’église de l’Immaculée-Conception de Boulogne-Billancourt, et il le faisait avec goût et plaisir, conscient de l'importance d'une liturgie bien servie par la beauté.
Louis-Marie Vigne pendant les Rencontres grégoriennes, à Paris (2011).
Il semble que cette vocation pour l’action missionnaire a trouvé sa place définitivement dans l'âme de Louis-Marie dix ans après, lorsque il est allé à l'abbaye de Solesmes afin de préparer ses examens ; une sorte de déclic si on pense au déroulement de sa vie d’alors. Il dira dans la dernière interview qu’il a donnée aux médias (2): « Durant l'office de Vêpres, j'ai entendu un Ave maris stella, et là, je me suis dit : j'ai trouvé ce que je cherchais ». Vocation (car en fin de compte, c’est Dieu li-même qui est le destinataire) à étudier, pratiquer et puis à transmettre le chant grégorien comme un vrai missionnaire de la Parole chantée. Un missionnaire qui va à la recherche de l'autre quelles que soient ses origines ou sa culture, d'après cet instrument d'oraison qui est le grégorien, et qui est convaincu de son efficacité comme voie d’évangélisation.
Le tout premier vinyle enregistré par le CGP en 1982 dans l’Église évangélique allemande (Erato/RCA) Le dernier CD du CGP a été Prière pour temps de détresse, sous la direction de Louis-Marie Vigne, et en collaboration avec les moniales de l’abbaye de Rosans, sous la direction de Tobbias Dreher (édition à compte d'auteur, 2019).
LE CHŒUR GRÉGORIEN DE PARIS, UN PONT AVEC L’AUTRE
Louis-Marie avait 18 ans quand avec son frère Jacques et ses amis Mgr Patrice Descourtieux et Pascal Guillaume parmi d'autres, il a commencé à chanter le grégorien dans une petite église romane du Vexin. C'était dans cet esprit spontané, « de manière très simple » tel qu’il assurait (3), qu'est né le Chœur grégorien de Paris (CGP), un nom proposé par André-Gustave Madrignac, auteur d’une ouvrage de valeur sur le grégorien (4) qui a assuré la toute première formation du groupe naissant.
En 1973, la rencontre entre le jeune homme et dom Jean Claire, maître de chœur de l'abbaye de Solesmes fait découvrir un univers différent. « A partir de 1976 nous nous sommes rendus à Solesmes et avons travaillé une semaine par an, dix années de suite » (5). Il faut dire que ce lien étroit avec l'abbaye de Solesmes (6) a été durable, en profitant de l'enseignement notamment de dom Eugène Cardine, dom Jean Claire ou dom Jacques Hourlier.
Le CGP – désormais érigé en association Loi 1901 – commençait sa longue marche : en 1977, première messe chantée au Val-de-Grâce, qui fut le centre de gravité de toutes les activités liturgiques du Chœur pendant plusieurs années; en 1981, création de l'Association des Amis du CGP qui apporte un soutien matériel, puis un projet que Louis-Marie a réussi à l'organiser en 1985 avec un énorme succès: un premier Congrès international de Chant grégorien à Paris sur le thème : « Actualité et pérennité du chant grégorien », où se sont réunis au Val-de-Grâce trois cents représentants venus de trente-deux pays différents.
L’année suivante, outre les tournées à travers la France, ont suivi des voyages vers les pays d’Europe comme la Norvège et beaucoup plus loin : le CGP tenta l’aventure de traverser le rideau de fer jusqu’en Russie. Puis ce fut l’Orient : la Chine, la Corée, et aussi Pays-Bas, Liban, Tchéquie, Roumanie, Colombie, Égypte, Japon, Philippines, Suisse... Un beau symbole qui exprime l’universalité du grégorien comme un « pont avec l’autre » (7).
Mais cette activité n’était pas seulement la diffusion : une activité liturgique régulière était et est toujours essentielle pour le CGP. Depuis 1987 et pendant trente ans, les Semaines Saintes étaient entièrement vécues et chantées dans l’abbaye de Fontfroide, et puis récemment à Granville et l’abbaye de la Lucerne dans la Manche. Tous les dimanches, les messes et certains offices chantés d’abord au Val-de-Grâce, puis dans la crypte des Missions Étrangères, rue du Bac, et actuellement à la Chapelle Saint-Vincent-de-Paul chez les Lazaristes…
Louis-Marie Vigne a produit avec le CGP plusieurs disques, qui furent bien reçus par le public et par la critique : le CGP a obtenu en 1993 le prix Liliane-Bettencourt pour le chant choral, en partenariat avec l'Académie des Beaux-Arts.
Un événement notable a été la création en 1997 du Chœur grégorien de Paris-Voix de femmes, un ensemble exceptionnel avec lequel la branche masculine du CGP partage le plus souvent ses activités.
ENSEIGNER LE GOÛT POUR LES CHOSES PERMANENTS
En 1985, jugeant que l’enseignement de l’Institut catholique de Paris, « était trop théorique », Louis-Marie Vigne crée une classe de chant grégorien au Conservatoire national supérieur de Paris (CNSMDP) avec une approche notamment pratique, ce qui doit correspondre à une tradition vivante. C’était un enseignement « très bien accueilli, notamment grâce à l’épouse d’Olivier Messiaen, Yvonne Loriod » (8). Avec Messiaen, qui aimait le chant grégorien au point de dire que « le chant grégorien est le plus beau trésor que nous possédions en Europe » (9), s’est établie une relation d’amitié et admiration mutuelle. Lui, le grand compositeur Français qui enseignait au CNSMDP l’analyse musicale en commençant pour le grégorien, avait trouvé en Louis-Marie un éminent successeur, tâche qu’il a assumée pendant plusieurs décennies.
Un dernier pas dans ce long parcours afin de transmettre « les choses permanentes », selon une expression favorite de Louis-Marie (10) se réalisa en 2006, par la création de l’École du Chœur grégorien de Paris. Il s’agit d’une toute nouvelle structure académique, basée justement sur ce concept de transmission de la tradition reçue (sachant que ce mot vient de tradere qui veut dire en latin « donner»). A l’École du Chœur grégorien de Paris, Louis-Marie a su grouper des élèves de toutes provenances. Son enseignement était personnalisé; transmettre la flamme en maintenant la qualité. Pour cela, il a pu réunir un corps enseignant de haute niveau dans tous les aspects théoriques et pratiques de cette discipline artistique sacrée.
Un congrès consacré à la transmission vivante du chant grégorien s’est réuni en 2011 sous le nom de « Rencontres grégoriennes – chant grégorien, acte liturgique : du cloître à la cité ». Il était organisé à l’initiative du Père Guilmard de l’Abbaye de Solesmes, par l’Association des Amis du CGP avec le concours du département Musique du Service national de la pastorale liturgique et sacramentelle (SNPLS) de la Conférence des évêques de France (11). Ses mots de présentation (12) ne peuvent pas être une meilleure « lecture » de la pensée qui a guidé à Louis-Marie pendant toute sa vie : « Loin d’être une parenthèse esthétique, le chant grégorien épouse le mouvement même de la liturgie: comme le pain et le vin, la parole est reçue, mangée, incarnée, dilatée dans le chant et finalement, offerte. »
Fratres in unum : L’esprit de famille a été toujours une marque distinctive au CGP, et cela est venu de son fondateur. Ici, à Fribourg (Suisse), à la fin de la dernière tournée de Louis-Marie avec le CGP (juillet 2019)
Oui, Louis-Marie Vigne a dédié tout son pèlerinage sur cette terre justement à partager ces certitudes, tel que l’élan et la plasticité de cette forme de silence qui cache en sa beauté incontestable le chant grégorien. Et il l’a fait avec une générosité extraordinaire dont l’auteur de ces lignes peut donner un fidèle témoignage.
Tel que l’émouvant témoignage de gratitude envers cette personnalité de plus d’une centaine de voix venues du monde entier qui ont entouré son cercueil lors de la messe d’obsèques célébrée en l’église de Saint-Séverin pour chanter – prier deux fois – pour le repos de son âme. L’âme de ce pèlerin qui a semé des neumes au fil de temps, de ce maître, de cet ami, de ce frère. Voilà que la récolte a été abondante !
Mes remerciements à Serge ASLANOFF
Enrique Merello-Guilleminot
(1) Cf. ACCART, X. (2008), Le grégorien, un chant du corps, La Vie, n° 3295, 23 octobre 2008, pp. 44-45.
(2) Cf. ACCART, X. (2022), Le chant grégorien, de la beauté formelle à la profondeur de la liturgie, Prier, n°446 Novembre 2022. https://www.lavie.fr/ma-vie/spiritualite/le-chant-gregorien-de-la-beaute-formelle-a-la-profondeur-de-la-liturgie-84637.php
(3) Cf. ZEEGERS, J. (2018) – Rencontre avec Louis-Marie Vigne – On n’a besoin de restitution à l’heure actuelle. L’urgence, c’est la mémoire, Canticum novum N° 85, Juin 2018, pp. 3-9
(4) Cf. MADRIGNAC, A. G. & PISTONE, D. (1988), Le chant grégorien – Histoire et Pratique, Paris : Librairie Honoré Champion.
(5) Cf. ZEEGERS, J. (2018), Ibid.
(6) L’Abbaye Saint-Pierre de Solesmes a été le centre de la restauration du chant grégorien à la fin du XIXème siècle.
(7) Cf. ACCART, X. (2022), Ibid.
(8) Cf. ZEEGERS, Ibid.
(9) Il s’agit d’une phrase répétée plusieurs fois par L.-M. Vigne qui vient sans doute de ses discussions avec ce grand artiste, mais aussi d’une lettre qu’Olivier Messiaen lui a écrite le 14 octobre 1991 (Archive du CGP).
(10) « J’ai eu depuis très jeune le goût des choses permanentes » (Cf. Louis-Marie Vigne….ou comment chanter le grégorien avec assurance, Accents – La magazine d’Axa Courtage n°1, octobre 1998, pp. 10-12).
(11) À noter que le Chœur grégorien de Paris en 1998 a obtenu sa reconnaissance canonique approuvé par le Diocèse de Paris.
(12) Cf. Les Amis du Chœur grégorien de Paris - Dossier de presse des Rencontres grégoriennes Chant grégorien, acte liturgique : du cloître à la cité, Paris, 1er-3 avril 2011.