La récente commémoration, le 24 janvier passé, du 30e
anniversaire de la naissance au Ciel de Dom Eugène Cardine, ainsi que le 50e
anniversaire de la parution de sa Sémiologie grégorienne, est l’occasion d’évoquer l’une des plus remarquables personnalités
contemporaines de la musique grégorienne.
Moine à Solesmes, homme d’une
activité scientifique et pédagogique prolifique, maître d’une vaste génération
de chercheurs, enseignants et interprètes, Dom Cardine demeure dans le souvenir
de tous ceux qui l’ont connu pour son profil exceptionnel d’homme de Dieu et l’une
de ces personnalités rares de son temps qui laissent des traces profondes dans
l’histoire. Né en 1905 au sein d’une
famille d’une vie chrétienne profonde, le jeune Eugène a commencé sa formation
religieuse au séminaire de Caen en 1922 avant d’entrer à Solesmes où il fait ses
premiers vœux religieux en 1930, l’année même de la mort de Dom Mocquereau, le
fondateur de la paléographie musicale. Sa profession solennelle comme moine
bénédictin a lieu trois années après, et son ordination sacerdotale en 1934.
Chantre, membre de l’équipe de
paléographie grégorienne alors dirigée par Dom Gajard, il a commencé en 1952 une
période romaine qui s’étendra jusqu’à 1984, tant comme professeur de l’Institut
pontifical de musique sacrée que comme membre de commissions et groupes de
travaux internationaux convoqués à l’occasion du concile Vatican II, afin
de mettre en place les programmes de réforme liturgique. En tant que
responsable dans ces domaines, Dom Cardine a montré son autorité, fondée sur des
connaissances solides qu’il utilisait avec une rigueur scientifique et une
objectivité sans failles. Le respect des sources, avant toute spéculation,
était son Étoile polaire. Et une plume
précise, claire et élégante caractérise tous ses écrits.
PAROLE, NEUME, RYTHME
Les observations de Dom Cardine sur
la rédaction mélodique grégorienne et ses particularités d’ordre rythmique marquent
la naissance de la sémiologie (du grec, sêmeion
« signe ») grégorienne, considérée à cette époque comme une « science intermédiaire »
entre la paléographie et l’esthétique.
Dans sa Sémiologie grégorienne (Rome, 1968), Dom Cardine présente avec une admirable
méthodologie le système neumatique des scriptoria
sangaliennes : cet ensemble de manuscrits, ainsi que d’autres, comme
que ceux de Laon, Chartres, Montpellier, Benevento, Saint- Yrieix, sera son
instrument de déduction plutôt que pour imposer. Il n’y a ici rien de théorique ;
bien au contraire, il y a des conclusions faciles à corroborer, d’après une
étude approfondie, soit avec un ensemble d’éléments complé-mentaires tels que
des lettres ou adjonctions sur les neumes qui donnent des informations en
rapport avec leur valeur relative (la « durée » des sons
correspondants) ou à leur hauteur ; soit par la variété morphologique qui
exprime donc une variété signifiante ; soit enfin en rapport avec la
conjonction ou la disjonction d’éléments constructifs des signes pour exprimer
des inflexions ou aspects du phrasé musical. Tout ce que Dom Cardine a vérifié,
organisé et mis en lumière, surpasse la matérialité des sons pour aller
au-delà, c’est-à-dire pénétrer au plus intime et spirituel de la ligne
mélodique grégorienne.
L’œuvre déjà mentionnée et sa suite
Primo anno di canto gregoriano (Roma,
1970) qui paraît plus tard mais qui doit être considérée comme son prélude, sont
le point de départ d’une conception du signe neumatique selon sa fonction et son
contexte, tels qu’il faut les comprendre dans le répertoire grégorien. Ainsi,
un parcours historique naturel, qui se concentrait chez Dom Pothier par l’importance primordiale du texte (le
« rythme oratoire »), et chez Dom Mocquereau par la neumatique, avec
la mélodie et ses tournures (qu’il a voulu exprimer par les ictus et un système de « signes
rythmiques » plus proche des pratiques musicales « classiques »
que de la tradition grégorienne propre), devient avec Dom Cardine la
sémiologie, la signification, le « ça-veut-dire » de chaque signe
écrit dont le rapport texte-neume est une unité inséparable. Cette certitude lui
faisait dire que « plus qu’une musique verbale, le grégorien est une
parole chantée ; une parole sacrée que nous vient de Dieu dans l’Écriture,
et que nous retournons à Dieu dans la louange » (1).
« CECI EST MON TESTAMENT »
La sémiologie est donc totalement
inhérente à ce « style verbal » grégorien, et elle aide à découvrir,
dans le contexte d’une large culture musicale, le message théologique des
pièces comme son propre charme. Elle n’a alors rien d’une « méthode »
qui serait opposée à ce qu’on appelle la « méthode Gajard » (!). En
effet, s’il y a une méthode, c’est dans les sources les plus anciennes qu’il
faut aller la chercher, des sources dont la plupart sont maintenant numérisées
et consultables en ligne.
Une contribution efficace au
rayonnement de la science sémiologique, qui représente son testament, comme il l’a
déclaré lui-même (2), a été
le Graduale Triplex (Solesmes, 1979), une publication que Dom Cardine avait souhaitée
et préfigurée en quelque sorte par le Graduale
neumé (Solesmes, 1966), car il était évident que la seule notation en gros
carrés sur quatre lignes ne peut jamais exprimer
la mélodie grégorienne dans toutes ses nuances et sa souplesse. Le fac-similé
de ce Graduale Romanum personnel de Dom
Cardine, avec ses propres copies des sources manuscrites, puis le Triplex, réalisé grâce au concours des
anciens élèves du maître, semblent trouver leur suite dans le Graduale Novum (Rome-Ratisbonne, 2011), une
édition critique très attendue qui « peut être considérée désormais comme
un hommage posthume aux recherches de Dom Cardine durant toute sa vie au
service de l'Église (3)», selon Michel Huglo.
Mais c’est surtout avec une myriade d’élèves connaisseurs de ses ouvrages
que la sémiologie s’est établie comme l’outil de connaissance du grégorien qui
nous est donné par la tradition de l’Église. Le Chœur grégorien de Paris, toiut
particulièrement, a bénéficié de ses enseignements et de sa sagesse, évidemment
enracinée dans une vie de prière et de louange continues.
Nous célébrons donc ce double anniversaire avec un sentiment de gratitude,
et nous pourrions dire :
aperuisti oculos
caeci nati (4).
Enrique Merello-Guilleminot
(1)
Cité par Dom Louis SOLTNER: Dom Eugène
CARDINE (1905-1988), Solesmes,
1988, p. 14.
(2) Cette dénomination finale était
précisée dans le testament de Dom Cardine avant son décès (traduction anglais,
voir https://books.google.fr/books?id=-Xlaj4iNuCwC&pg=PR23)
(3) Voir Michel HUGLO,
Dom Eugène Cardine et l'édition critique du Graduel romain (posthume),
« Études grégoriennes », XXXIX, Solesmes 2012, p. 293 -
305
(4) « Tu as ouvert les yeux à un aveugle de naissance ». Ce sont des mots
qu’un certain
musicien lui adressa, en remerciant pour l’envoi de la Sémiologie grégorien. Cité par Dom Jean
CLAIRE: Un secolo de lavoro a Solesmes
(trad. Nino ALBAROSA), Studi gregoriani, XVI, Rome, 2000, p. 38.