C’étaient
les mots du Père Abbé de Solesmes prononcés dans le cadre du Congrès
international de musique sacrée qui a eu lieu à Rome il y a plus de 25 ans.
Par leur précision, ces mots résument le problème de l’implantation du grégorien
en ces temps actuels, ce sont les mots les plus appropriés pour commencer ces
réflexions par lesquelles je voudrais mettre en lumière quelques aspects
relatifs à la marche du chant grégorien après de plus d’un siècle et demi de
restauration (1), en mettant
cependant en évidence certaines réalités paradoxales.
Il y
a quelques années, plus précisément à la fin du dernier siècle, le chant
grégorien était au sommet de l’intérêt des médias, après la réédition des
anciens disques numérisés du chœur de moines de l’abbaye de Santo-Domingo de
Silos, Espagne. Sa capacité de surpasser les ventes d’artistes populaires avait
étonné plus d’un curieux. Certes, jamais le grégorien n’avait eu un auditoire
tellement élargi ; un « succès » -si l’on peut dire- que personne
n’aurait jamais imaginé, au regard de l’allure particulier de ce genre musical et
vocal : son austérité matérielle, son élan toujours inspiré par les
réalités du Ciel, sa raison d’existence justifié par la foi chrétienne de laquelle
est un véhicule incomparable.
À cette
époque-là, le fait que le grégorien soit sur la vague était justement une
raison suspecte, en imaginant une mode du moment, une vague avec plus de
romantisme, produit du besoin de l’homme de cette époque de fuir du bruit et les
problèmes du monde moderne. D’autres observateurs, la considération des
« signes du temps » que voulait voir Jean XXIII, regardaient ce phénomène
tel une fleur qui annonçait un vrai printemps de notre foi.
Sur
le premier aspect, on pourrait réfléchir que la fuga mundi est évidemment dans la nature du monachisme, duquel le
grégorien reflète une part importante de sa vie de renoncement et de silence,
mais évidemment ici ne s’agit pas d’une évasion. En tout cas, l’association du
chant grégorien avec le monachisme est bien plus justifiée à cause de la vie
actuelle de l’Église qui à cause des origines de ce répertoire. En effet, il n’est pas de possible soutenir du point de
vue historique l’action des moines dans la création du chant grégorien, un
chant qui fut d’abord de cathédrale et non pas de cloître. Également, le rôle
joué par les moines dans sa diffusion « a été modeste ou tardif » (2).
En
deuxième lieu, la nouveauté de l’Evangile fait vivre les fidèles dans un esprit
de printemps spirituel pérenne, ce que le grégorien transmet avec une clarté chère
à tous ceux qui travaillent avec les sons pour s’exprimer : du « divin »
Mozart jusqu’à Stravinsky. Comment, sinon, peut-on chanter l’alléluia Pascha nostrum du dimanche de Pâques, avec
ses neumes qui s’ouvrent tels les pétales d’une belle fleur, ce qui semble
exprimer le resurgissement de la vie, des ombres jusqu’aux lumières ineffables ?
Commencement
de l’Alleluia Pascha Nostrum (Graduale Triplex, Solesmes, 1974).
CÉLEBRER
LA VIE, CÉLEBRER DIEU
Depuis
les temps de Charlemagne, ce répertoire liturgique évidemment a traversé des
époques diverses ; du temps où il a été privilégié par les autorités civiles
jusqu’à nos jours, quand le grégorien est privilégié par les autorités
ecclésiastiques, mais fort négligé, hélas, au plan pratique.
Notre grégorien mis en place -pour les pièces de la messe- par des clercs établis à Metz vers 765 à
la demande de l’évêque saint Chrodegang (3), d’après les textes, les usages liturgiques et les mélodies de l’antique chant
romain, ce chant, à la fois romain et franc, est le chant auquel se réfère
Charlemagne, lorsqu’il prescrit d’apprendre le chant romain dont l'usage
avait été établi par son père Pépin le Bref : « [J’exhorte] que tous
apprennent le chant romain (...) et soit supprimé l’office
gallican, afin de garder l’unité avec la Siège Apostolique » (4).
Il s’agit du même chant reconnu en des temps récents comme spécifique de la
liturgie romain et demandé par Benoît XVI : « Enfin, tout en
tenant compte des diverses orientations et de diverses traditions très louables,
je désire que, comme les Pères synodaux l'ont demandé, le chant grégorien, en
tant que chant propre de la liturgie romaine, soit valorisé de manière appropriée
» (5).
« J’exhorte » et « je
désire » : voici l’énorme distance, la grande arche du temps, la grande
occultation produite au cours des siècles entre cette Admonitio
generalis signée
par Charlemagne l’an 789 jusqu’à Sacramentum Caritatis, rédigée
par le pape il y a douze ans. Un lointain parcours qui d’une part a permit substituer un
rite –le gallican- considéré comme inutile pour le projet impérial d’unification liturgique de la
Gaule afin d’avoir une unification spirituelle et sociale ; et d’autre
part, lorsqu’il faudrait repositionner ce
genre musical dans la vie des paroisses de toute la chrétienté dans son cadre
propre de la liturgie latine, en mettant en valeur la tradition millénaire du
grégorien enracinée avec un langage musical convenable au mystère de Dieu et de
son Eglise, plutôt que l’objet de musée que plusieurs veulent voir en lui.
Il
est évident qui à l’époque de Charlemagne il y avait un ordre politique différent ;
c’était un temps où la religion se faisait présente d’une manière multiforme et
omniprésente en teintant tout de sacralité. Oui, en cette époque-là le chant,
le cantus, était un composant fondamental du rite ; il était une façon
de le dire, et dire était une manière de chanter (6). En effet, on trouve facilement dans les Sacramentaires de l’époque cette
indication : « Gloria non cantetur… dicimus Gloria » ou bien « cantando antiphonam…
dices antiphonam » (7). La même Règle des moines de saint Benoît de Nurse (in VIème s.)
ne faisait aucune distinction entre les mots cantare et dicere: « duo
responsoria sine gloria dicantur… qui cantat dicat gloria » (8). Alors, chanter ou dire exprimait avec la même force, l’idée de célébrer : Chanter, c’était célébrer, et tout l’ensemble de gestes, de
signes, des parfums, goûts et couleurs qui l’accompagnaient étaient partie intégrante
de la célébration et en conséquence du chant sacré lui-même. On chantait avec toute
la vie, selon saint Augustin ; voix, cœur, œuvres et tout contribuait au symbolum :
unifier l’assemblé, unifier les fidèles vers le Christ, le Symbole du Père, car
dans le Christ toutes les choses sont unies, de l’alfa jusqu’à l’oméga, le Ciel
et la terre, tous les hommes en Lui. Pour cela, l’extrême simplicité de la
monodie grégorienne, c’est le meilleur moyen pour que mens nostra concordet
voci nostrae (9), tel
que l’enseignait saint Benoît. Tout
cela comportait le cadre d’une véritable « civilisation liturgique » (10), et non pas seulement au plan du mariage
de l’Etat carolingien avec la Papauté.
VOX
CLAMANTIS IN DESERTO
Loin
de cette civilisation centrée en Christ, ladite civilisation liturgique, il
semble que notre civilisation est une « civilisation du spectacle » (11), où il est fort difficile de trouver les échos de ce cantus vécu comme
expression connaturelle aux mots sacrés au milieu de la liturgie. L’ars
celebrandi a été oublié car parfois nous oublions l’esprit de la liturgie, sans
prendre en compte que l’Eglise est avant tout une assemblée de fidèles de Dieu (12) ou mieux encore, une « société
de la louange divine », selon la belle formule de dom Guéranger (13).
C’est
une réalité paradoxale de constater comment la quantité de chœurs de laïcs et le gros ensemble de documents pontificaux issus de Rome depuis Leon
XIII jusqu’à nos jours, se confronte avec la réalité de la pratique liturgique,
tellement réduite. A Paris, trouver un endroit pour entendre la messe avec le
grégorien, c’est jouer à la chasse au trésor, au sens précis de
l’expression, situation semblable au reste de la France. Et nous parlons ici de
la France, un pays uni de la manière la plus étroite avec la naissance de ce
répertoire !
Moi,
je peux assurer quelles sont les difficultés de vouloir implanter le grégorien par
exemple en Afrique, mais aussi en Amérique latine. En l’Uruguay, petit et
lointain pays peuplé par 3,5 millions de personnes considéré comme le pays le
plus sécularisé de l’Amérique Latine –40% de sa population se déclare athée ou
agnostique-, après 25 ans de travail personnel sur place avec la Schola
Cantorum de Montevideo, on peut compter avec les doigts d’une seule main les
endroits où il est possible actuellement d’écouter de temps en temps une pièce
du répertoire grégorien pendant les messes de paroisses.
À la frontière, la situation de l’Argentine ou Brésil n’est
pas trop différente, malgré ses dimensions gigantesques, situation peut être
semblable au celle du Canada. À ce sujet, nous dit Jean-Pierre Noiseaux, directeur
de la Schola Saint Grégoire de Montréal :
« Lors
de la diffusion récente sur les ondes de la Société Radio-Canada d'un
documentaire sur la culture country, on pouvait voir entre autres choses
des extraits d'une messe où l'animateur country, qui avait l'air heureux comme
un poisson dans l'eau, chantait plutôt comme un diable dans l'eau bénite. Mais
l'assemblée était émue aux larmes d'entendre ses chansons (…). Soit, il y avait
là une véritable communion fraternelle, mais elle manquait sérieusement
d'universalité. J'avais en outre la désagréable impression que l'Eucharistie ne
pouvait qu'être accessoire dans ce contexte et qu'on y célébrait bien davantage
la sensiblerie humaine que le Mystère divin. On pourrait citer bien d'autres
exemples, en particulier des célébrations où l'on se permet sans aucun
discernement d'introduire dans la liturgie des éléments d'une désolante
trivialité ou qui conviendraient davantage à une rencontre sociale qu'à une
assemblée liturgique ; mais il suffit de constater que dans pareils cas, il
devient inutile de penser à introduire le moindre chant grégorien » (14).
Certes,
la présence de l’animateur liturgique
renforce cet aspect de « spectacle » que les célébrations risquent de
devenir, d’abord car la liturgie n’est pas un endroit pour l’enseignement proprement
dit ; et en deuxième lieu, lorsqu’on utilise des « genres musicaux qui ne
sont pas respectueux du sens de la liturgie ». A la messe ou à l’office,
la musique n’est un soutien de rien, un élément du décor ou la bande de sons du culte.
Plus encore, la musique constitue le rite lui-même, surtout en quelques moments
très précis de la Liturgie, ce qui demande des fidèles une participatio
actuosa et non pas celle d’un
spectateur passif. Alors, lorsqu’on chante une seule pièce grégorienne au
milieu de célébrations peu soignées, on a l’impression de chanter au désert. La
vérité du grégorien se brise avec des mélodies sensuelles –au cas où il y ait
d’autres musiques- ce qui est pénible pour le résultat non pas tant esthétique
que spirituel au regard des fidèles. Peu il est resté de l’idée augustinienne que le
chant est un instrument privilégié de l’esthétique qui fait pénétrer l’éthique dans
l’âme ; que la musique sacrée est un puissant instrument de conversion et
non pas un sujet de conflit entre les documents du Magistère et la réalité de
la vie paroissiale.
GOUTER
LES NEUMES COMME LE MIEL PROMIT.
Comment
réimplanter le grégorien dans les milieux catholiques ? Comment faire pour
que la situation de ce chant au présent ne soit celle d’une « magnifique cathédrale
en ruines » comme il a été dit ? Sans doute, en ayant la certitude que
la langue de la liturgie devrait être le latin et non pas une autre, de la même
manière que pour chanter la fin de la Neuvième Symphonie de Beethoven il faut
chanter en allemand et non pas en français. Il s’agit d’une question de sens
commun plus que de sonorité, mais aussi une question de volonté.
Avant
tout, il conviendrait de louer Dieu dans le langage de la
Vulgate et de la Tradition catholique, de l’Eglise romaine, même si nous sommes
loin de la culture classique, même si les régionalismes ou modes musicales
séduisent davantage que ce répertoire sacré, ou enfin même si les distances géographiques
font penser que le chant grégorien est une expression « importée » de
l’Europe, un problème qui concerne les pays extracommunautaires qui ont une forte
présence d’ethnies locales, où la musique traditionnelle est fort enracinée.
Le
répertoire grégorien en son long parcours, par sa richesse, a pu s’adapter aux
contextes divers et justement pour cette raison survivre aux vogues musicales,
en marchant à côté de l’Eglise autant que sa manière historique de chanter sa
foi.
Pour
le chanter, il faut être conscient que cette manière de célébrer et
« incarner » la Parole de Dieu a une profondeur de douze
siècles d’antiquité. Il faut prendre le temps, même si son temps est,
justement, hors du temps autant qu’expression de la qualité et non pas de la
quantité. C’est donc un chant de l’éternité qui reflète tel un miroir les
réalités du Ciel pour les retourner vers le Ciel. Cette caractéristique fait
que, loin de nous ramener au passé, à la manière d’une évocation tout simplement,
le grégorien est un langage du présent, actuelle, approprié à notre
temps ; un temps qui a de plus en plus besoin de la simplicité et de la
beauté de la foi pour mieux comprendre Dieu, qui est la Beauté par définition,
la source de toute musique et de tout art véritable.
Également,
pour le chanter il faut prendre le temps pour le goûter, tel le lait et le miel
de la Terre qui a été promise (15),
même s’il n’est pas juste de penser qu’il soit un chant angélique, mais
profondément humain. En effet, on chante Dieu avec toute notre humanité, notre
grandeur mais également et surtout, avec nos misères, sans ne cacher.
Alors,
c’est à nous de vivre notre propre expérience contemplative avec nos moyens et au
milieu du monde sans le fuir, en essayant de trouver les liens intimes entre
chanter et célébrer. Ainsi seulement, nous pourrons vivre le miracle quotidien
d’un printemps sans fin, en faisant fleurir notre rose au désert, ce qui n’est
pas d’autre chose que fêter le miracle de la vie en toute sa dimension.
Enrique MERELLO-GUILLEMINOT
Mon remerciement à Jean-Albert BARDOUIN
(9) Saint BENOÎT, op. cit., XIX, 6.
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