L'une des figures les plus importantes du Moyen Âge chrétien, est saint Grégoire Ier qui a donné son nom à un répertoire conçu loin de son temps et de son espace. Quel rôle a vraiment joué cette personnalité en rapport avec le chant liturgique traditionnelle de l’Église ? Pourquoi cette association, venue du fond de l’histoire ?
Considéré comme le « père spirituel » du Moyen Âge pour son action pastorale, son œuvre écrite, (1) son zèle évangélisateur et sa capacité à gérer -malgré une santé faible- au milieu d’une époque d’agitations et de pestes, saint Grégoire fut «la figure la plus importante du premier millénaire catholique latin».(2) Et, premier pape-moine ou moine-pape d’après la Regula monachorum de saint Benoît, dans son propre palais sur la colline Celia devenu le monastère «Saint-André ad Clivum Scauri», l'office chanté communautaire ou opus Dei avait sa place centrale.
Bien qu’à présent personne ne doute que l’ensemble des pièces du répertoire grégorien ait été composé pour la plupart entre la deuxième moitié du VIIIe et la première du IXe siècle,(3) le thème de la attribution à Grégoire du grégorien a été dernièrement amplifié par l’historiographie, au point de laisser au personnage le rôle d’un simple parrain du chant grégorien. Sujet de longs débats dans les décennies passées, la doxa actuelle semble peu généreuse à ce sujet, et l’on parle de « légende » pieuse de saint Grégoire en rapport avec sa participation musicale concrète dans la consolidation de l’actuel chant grégorien.
Alors, il me semble juste de donner quelques précisions sur cette importante question, ainsi que de clarifier (et pourquoi pas revendiquer encore une fois) la figure de saint Grégoire, et non pas en tant que compositeur des pièces grégoriennes tel que nous les chantons actuellement ; mais plutôt comme son saint patron éclairé, un patron moins pour des raisons honorifiques qu’il n’aurait pas appréciées, lui qui se disait le plus humble servum servorum Dei, mais pour des donnés historiques incontestables. Parce que comme tout, les raisons ont un poids au-delà des opinions, étant donné que rien est dû au hasard. Les lignes qui suivent ont pour but d’essayer une réponse convenable.
1- LES DOCUMENTS
D’une part nous avons les faits, c’est à dire, un ensemble de documents plus ou moins proches de la vie du saint, mais tous tissés par et dans la Tradition. On sait bien qu’elle conforme avec l’Écriture et le Magistère, les piliers de notre foi.
a. Premièrement, le poème Gregorius præsul (Évêque [de Rome] Grégoire) mit devant de nombreux manuscrits grégoriens encore sans notation du IXe à XIe siècles, tels que le Graduel (auparavant appelé Cantatorium) de Monza (début du IXe siècle) ou l’Antiphonaire de Compiègne (IXe siècle), voulant attribuer le livre à Grégoire Ier:
Gregorius præsul meritis et nomine dignus,
unde genus ducit summum conscendit honorem
qui renovans monumenta patrumque priorum
tum conposuit hunc libellum musicae artis
scolae cantorum. In nomine Dei sumni.(4)
Tandis que le Graduel de Mont-Blandin (VIIIe siècle), la référence est plus réduite mais attribuant l’antiphonaire (« l’Antiphonaire de saint Grégoire » duquel au présent n’existe aucun trace) dans toute l’extension de l’année liturgique au même personnage :
In D[e]i nomen incip[it] ant[e]f[ona]r[ius] ordinat[us] a s[an]c[t]o Gregorio per circulum anni.(5)
Il s’agit donc du reconnaissance à une certaine œuvre du pape consignée d’après une tradition déjà établie semblerait-il en ce temps-là. On pourrait avoir choisi sans provoquer de conflits un autre nom d’auteur, si ce qu’on cherchait était de donner l’autorité au livre de chants auquel ce texte préfacé, voulant l'imposer devant d’autres répertoires en usage en ce temps-là, étant donné que le contenu de ces livres était déjà le chant romain-franc qui venait d’être composé et dont on voulait d’établir dans l’empire carolingien à la place des usages (gallicans) locales.
b. Deuxièmement, c’est le Sacramentaire dit «grégorien», un livre réunissant notamment les textes des prières du célébrant - sans aucune référence au chant-, dont il y a trois versions:
Celle faite sous le pape Adrian I (772-795) connue comme l’Hadrianum et copiée peut-être par saint Benoît d’Aniane vers 810-815 ;
Le Sacramentaire grégorien de Trente, plus ancien encore (ca. 685-690) et de plus ample diffusion, notamment en la Gaule (il a été utilisé par Alcuin?) mais aussi en Angleterre ; et
Le Sacramentaire grégorien de Padoue copié au milieu du IXe siècle et fruit d’une révision faite avant les autres, semble-t-il.(6)
Mais la réalité fera rapprocher ce célèbre Sacramentaire plutôt à Grégoire II (715-731) -si son auteur est effectivement un pape nommé Grégoire- qu’à Grégoire Ier lui-même.
c. Troisièmement, nous avons ses biographies, trois plus précisément, sources primaires de toutes les autres connues:
La première appelée Vita Beatissimi Papae Gregorii Magni Antiquissima écrite entre 704 et 714 (ou 680 et 704 selon d’autres auteurs) est due à un moine anonyme anglais de Whitby ;
La deuxième (Vita beati Gregorii papae) est celle de Paul Diacre Warnefried (ca. 720 – ca.799), moine et écrivain de Mont Cassin,(7) rédigée vers l’an 760 ;
Enfin la dernière (Vita Gregorii Magni) ayant comme auteur Jean Hymmonide dit le Diacre (?- ca. 882), a été rédigée entre l’an 872 et 875.
En ces biographies on trouve tous les aspects de sa vie largement connus, parmi lesquels son œuvre en faveur du chant liturgique d’alors, en faisant une compilation de pièces (dans un antiphonaire), et établissant les moyens pour la mettre en place d’après une institution pour la chanter (la schola cantorum). Or, on peut lire dans la Vita de Jean le Diacre : Deinde in domo Domini, more sapientissimi Salomonis, propter musicae compunctionem dulcedinis, antiphonarium centonem cantorum studiosissimus nimis utiliter scholam quoque cantorum quae hactenus eisdem institutionibus in sancta Romana ecclesia modulatur constituit.(8)
d. Finalement, nous avons des références abondantes à la dite « mission grégorienne » en terres britanniques de l’an 597, quand il envoie son disciple saint Augustin de Cantorbéry à la tête d’une bonne quarantaine de moines de « Saint-André ad Clivum Scauri » au Kent (sud-est de l’Angleterre) afin d ‘évangéliser ce peuple anglo-saxon.
Dans l’Historia ecclesiastica gentis anglorum de saint Bède le Vénérable on peut connaître l’action de l’abbé Jean, vers l’an 680: Accepit et praefatum Iohannem abbatem Brittaniam perducendum; quatenus in monasterio suo cursum canendi annuum, sicut ad sanctum Petrum Romae agebatur, edoceret; egitque abba Iohannes, ut iussionem acceperat pontificis, et ordinem uidelicet, ritumque canendi ac legendi uiua uoce praefati monasterii cantores edocendo.(9) De plus, au sujet de l’œuvre de saint Wilfrid de York datée vers l’an 709 saint Bède nous dit que cantatorem quoque egregium, vocabulo Maban, qui a successoribus discipulorum beati papae Gregorii in Cantia fueral cantandi sonos edoctus, ad se suosque instituendos accersiit, ac per annos XII tenuit; quatinus et, quae illi non noverant, carmina ecclesiastica doceret; et ea, quae quondam cognita longo usu vel neglegentia inveterare coeperunt, huius doctrina priscum renovarentur in statum.(10)
Le rôle de la musique « grégorienne » en cette entreprise missionnaire est tellement important que Jean le Diacre affirme : Hinc est quod hujus Gregorii tempore cum Augustino tunc britannias adeunte, per Occidentem quoque Romanae institutionis cantores dispersi, barbaros insigniter docuerunt.(11) Sans compter les expression du pape lui-même : Ecce lingua Britanniae, quae nil aliud nouerat, quam barbantm frendere, iam dudum in diuinis laudibus Hebraeum coepit Alleluia resonare. (12)
2- EN LISANT LES DOCUMENTS...
Nous venons de constater que les rapports entre saint Grégoire Ier et la musique liturgique de son temps sont étroits et soutenus par un socle documentaire solide. A tel point, qu’« on attribue à saint Grégoire le meilleur de la prière liturgique ». (13)
Quelques précisions :
a - Le contenu du Gregorius præsul à la mention de l’Antiphonaire qu’il aurait rédigé est remis en cause: s’il s’agissait d’une compilation, d’une œuvre originale, s’il avait le caractère d’un archétype (14) ou s’il était un recueil de pièces de chant vieux–romain,(15) une hypothèse proposé par Helmut Hucke (16) dans les années ‘50 qu’au présent on ne peut pas soutenir, car le pape Grégoire Ier n’a été pas le premier à s’occuper du chant de la liturgie papale. En effet, depuis Damase Ier (356-384) on peut compter plusieurs papes agissant en cet domaine; par exemple, l’Ordo Romanus XIX exprime que fut Boniface II (530-532) qui « cantilenam anni circoli ordinavit ».(17)
b – D’autre part, au sujet de l’attribution à saint Grégoire des scholae cantorum (avec siège dit-on, au Vaticane et au Latran), il est possible qu’il leur ait donné une impulsion, même sans les avoir fondée strictu sensu avec ce nom devenu célèbre, car on sait bien que les papes du siècle précédent témoignent d’un grand intérêt pour établir des centres de pratique et/ou d’enseignement du chant liturgique. Sixte III (432-440) a fondé un monastère ad Catacumbas pour faciliter l’activité professionnelle des chantres ; saint Léon Ier le Grand qui les donne un autre monastère tout près du Vatican ; ou Hilaire (461-468) ajoute deux autres endroits dans Saint-Laurent-hors-les-Murs et à l’intérieur de Rome, appelé « Lune » dans les textes.(18)
c - Ce qui reste hors de discussion, semble-t-il, c’est la question du Kyrie elesion que Grégoire alternera à cette époque avec le Christe eleison; l'instauration du chant de l’alleluia pendant toute l’année liturgique sauf en Carême, ou bien la place du Pater noster après le Canon de la Messe. Toutes ces choses sont consignés dans une lettre à Jean de Syracuse de l’an 598.
Saint Grégoire Ier dictant au scribe, d'après le manuscrit Hartker (Saint-Gall 390-391). A noter qu’à l’époque de sa papauté il n’existait aucune forme de notation musicale. Ici, le notateur transcrit la mélodie dictée en neumes sangalliens !
3 – CONCLUSION
Les notateurs qui ont laissé le Gregorius præsul dans leurs livres de chœur se sont fait l'écho de l’action et de l’autorité musicale de Grégoire Ier à son époque. Néanmoins, les détails du célèbre Antiphonaire « ordonné et composé » par lui est une véritable énigme, car au présent il n’a rien resté de celui-ci.
En
ce point, le thème de saint Grégoire Ier médiateur entre le plan
divin et humain à travers la musique, faisant partie aujourd’hui
de l'iconographie chrétienne, devrait être considérée comme le
reflet de cette tradition ancienne qui a voulu
honorer le personnage, en même temps
que mettre en valeur les livres du nouveau chant en substitution des
rites locaux.
Enfin : l’attribution à une œuvre musicale fixée comme qu’un hommage devant des livres de chant grégorien fort importants, une supposition de paternité d’un petit livre des prières très répandu; des donnés documentaires biographiques et historiques qui démontrent l’activité de ce pape pour et par la musique liturgique chantée… Tout cela constitue des raisons suffisantes pour rendre indivisible ce répertoire vocal sacré de la personnalité de saint Grégoire Ier le Grand -en juste titre-, autant que la colombe à son oreille qui accompagne sa figure depuis le manuscrit d’Hartker, les fresques du Sacro Speco de Subiaco, jusqu'aux mosaïques de Saint-Paul-hors-les-Murs.
Enrique Merello-Guilleminot
Mon remerciement à Mme Lisette BIRON.
(1) Parmi ses travaux (Moralia in Job, Homélies, Règle pastorale...) il faut mentionner ici les Dialogues dont son second livre est la principale source biographique de saint Benoît de Nursie, le père du monachisme occidental.
(2) Cf. GUILMARD, J.-M. (2024), Au coeur du chant grégorien, Solesmes, p. 107.
(3) Le répertoire de la Messe aurait été créé vers 765 à Metz ; celui de l’Office séculier à Tours vers 800, et le répertoire de l’Office bénédictin (propre aux moines) à Saint-Denis, près de Paris, vers 835 [cf. GUILMARD, J.-M. (2006) A propos des origines du chant grégorien, 25 mai 2006, https://fr.zenit.org/articles/a-propos-des-origines-du-chant-grégorien/ ].
(4) « L'évêque [de Rome] Grégoire, digne par le nom comme par les mérites s’éleva à l'honneur suprême. Il rénova les monuments des anciens pères et composa [le texte de] ce petit livre d'art musical en faveur de la schola des chantres. Au nom du Dieu le plus haut. » Cette version reproduite est celle du Cantatorium de Monza. Il y a d ‘autres plus développées mais l’idée centrale est toujours de mettre à l’honneur à Grégoire comme responsable du livre concerné.
(5) « Au nom de Dieu commence l'antiphonaire ordonné par saint Grégoire pour le cycle de l'année. »
(6) Cf. ASENSIO, J. C. (2003): El canto gregoriano – Historia, liturgia, formas…, Alianza, Madrid, pp. 25-36.
(7) C’est à lui qu’on attribue le texte de l'hymne Ave maris stella et notamment l’Ut queant laxis pour la fête de saint Jean Baptiste, qui a donné nom aux notes musicales.
(8) « Dans la maison du Seigneur, comme un autre savant Salomon, et à cause de la componction et de la douceur de la musique, le plus zélé des chantres compila très utilement l'antiphonaire. Il constitua aussi la Schola cantorum, qui chante encore dans la sainte Église et d'après les mêmes principes» (cf. DIACRE, Jean, Vita Gregorii Magni II, 6).
(9) “Il accepta également que ledit Jean abbé, soit amené à faire en Bretagne, dans la mesure où il enseignait dans son monastère un cours annuel de chant, comme cela se faisait à Saint-Pierre de Rome. L’abbé Jean fit comme il en avait reçu l'ordre du pontife, il observa l'ordre et le rite de chanter et de lire d'une voix vive, en enseignant aux chanteurs du dit monastère » (cf. BEDE le Vénérable, Historia ecclesiastica gentis anglorum, IV,18).
(10) «Il nomma également un excellent chanteur, nommé Maban, à qui les successeurs des disciples du bienheureux pape Grégoire dans le Kent avaient appris les sons du chant funéraire, pour l'instruire ainsi que les siens, et le garda pendant 12 ans; et il enseignait des chants ecclésiastiques, qu'ils ne connaissaient pas; et ces choses qui, une fois apprises, avaient commencé à vieillir à cause d'un long usage ou d'une longue négligence, devaient être renouvelées dans l'état ancien» (Cf. op. cit., V, 20).
(11) “C'est pourquoi, du temps de Grégoire, lors qu’Augustin vint alors en Bretagne, les chanteurs de l'institution romaine, dispersés dans tout l'Occident, enseignaient les barbares d'une manière remarquable » (cf. DIACRE, Jean, op. cit. II, 8).
(12) “Voici, la langue de la Bretagne, qui n'avait rien su d'autre que briser les barbares, commença depuis longtemps à faire résonner l’Alléluia hébreu dans les louanges de Dieu.” (cf. GRÉGOIRE le Grand, Moralia, sive Expositio in Job, XXVII, 11, 21).
(13) Cf. GUILMARD, op. cit. p. 118.
(14) Cf. HUGLO, M., « L'antiphonaire: archétype ou répertoire originel?» en FONTAINE, J. - GILLET, R. - PELLISTRANDI, S.-M. (éd)., Grégoire le Grand. Actes du Colloque de Chantilly (Chantilly, 15-19 septembre 1982), Paris 1986, pp. 661-669.
(15) Au début de 1890, lorsque dom Mocquereau, alors maître de chœur à l’Abbaye de Solesmes, partit pour l'Italie dans le but de visiter les bibliothèques de la péninsule et de photographier les documents qui témoignent le graduel Iustus ut palma il a trouvé un type de cantillation qui était pratiqué dans la liturgie papale vers le VIIIe siècle et qui, mélodiquement, était encore loin d'être le grégorien que nous connaissons, bien qu'il n'en soit pas indépendant du point de vue liturgique. Ce chant appelé plus tard vieux-romain ou ancien chant romain, n'est attesté que par trois manuscrits d'écriture tardive : le graduel Roma (Bibl. Vat. Lat. 5319), le graduel Rome (Archivio San Pietro F22) et l'antiphonaire Rome (Archivio di San Pietro B79), tous du XIIe siècle. Puis, en 1951, deux autres livres plus anciens encore furent découverts à Londres dans une librairie de livres anciens par dom Hourlier et dom Michel Huglo : le graduel de Sainte-Cécile du Trastevere C74 (1071) et l’antiphonaire Londres British Library Ms. Add 29988 (deuxième moitié du XIIe siècle). Il faut compter à cela au moins six d’autres fragments trouvés, lesquels sont au présent en étude.
(16) Cf. VIRET, J. (2017), Le chant grégorien. Des origines à nos jours, Eyrolles, p. 58.
(17) Cf. GUILMARD, J.-M., op. cit. p. 117.
(18) Cf. Liber Pontificalis 46, 13; 47,11 et 48 [cité par MAYMÓ I CAPDEVILA, P. (2013), El ideario de lo sacro en Gregorio Magno (590-604). De los santos en la diplomacia pontificia, Universitat de Barcelona, p. 167].
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