Non,
et je le regrette : Je n’ai eu pas la chance de connaître Dom Cardine personnellement,
mais il est juste le dire ici, c’est comme si je le connaissais.
En 1988, l’année de sa naissance au
Ciel, j’ai fondé la Schola Cantorum de Montevideo, en Uruguay. A cette
époque-là, ses contributions au plan scientifique étaient en ce pays presque
inconnues et ladite « méthode Gajard » était imposée comme l‘unique
« système » pour comprendre les mélodies grégoriennes et les faire
sonner. Puis, j’ai eu la chance de me former avec d’importants élèves du
maître, et d’entendre de leur lèvres la dimension de sa personnalité ; tout
cela a été la base d’années de recherche, enseignement et pratique qui m’ont
permis de confirmer ce qu’à présent est la sémiologie grégorienne :
l’astrolabe pour naviguer sur l’océan grégorien avec la certitude d’arriver toujours
à un port sûr à la fin du voyage, l’étoile Polaris pour la compréhension in totum du répertoire grégorien,
n’ayant d’autre outil que l’observation soignée, la comparaison à la loupe de toutes
les sources, et l’attachement inaliénable au texte, à la Parole, aux mots
sacrée, car ainsi que Dom Cardine nous l’a enseigné, le grégorien est la Bible
chantée.
1
- UN ENSEIGNEMENT ETONNANT
Ce qui toujours m’a étonné chez Cardine,
c’est la précision, la clarté, l’élégance de ses leçons. Il ne laisse aucune
place au doute lorsque sont considérés, par exemple, les différents aspects de la
morphologie des neumes, ou les coupures, le concept
de « valeur » plutôt que de « durée » neumatiques ou
bien les répercussions, tellement controversées dans les ambiances chrétiennes
où l’ictus rythmique semble la seule façon de chanter et transmettre le
grégorien. Dans la Semiologia gregoriana
(Rome, 1968), le Primo anno di canto
gregoriano (Roma, 1970) ou dans de nombreux articles, tout est présenté
avec la beauté des choses vraies. Mais pas seulement : Solesmes a réédité
il y a quelques années un Corso di canto
gregoriano per le religiose (AISG, Rome, 1964) sous le nom de Direction du chant grégorien dans lequel
le maître parcourt en quelques pages tous les aspects d’une direction souple et
adaptée, un ensemble sans failles qui aide beaucoup ceux qui vont diriger le
grégorien, pour que leur geste soit en accord avec le « geste écrit »
des neumes.
Pourtant, je peux témoigner de son adaptabilité
à la pratique du chant, de tel sorte qu’il n’est pas un domaine privatif des
musicologues, caché au grand public. Néanmoins, son héritage m’a posé diverses
questions, au fur et à mesure que j’avançais en ma mission d’enseignant.
La première, c’est le « comment » :
comment peut-on transmettre aux débutants, aux amateurs, aux fidèles d’une
paroisse n’ayant pas d’autre intérêt que louer Dieu par le chant sacré, toutes
les nuances mélodiques exprimées dans les signes les plus anciens de la
tradition grégorienne ?
Un plan de travail s’imposait. Et c’est
clair que pour tous ceux qui suivent la « méthode Gajard », ce souci
n’existe pas. Aucun problème à diviser la phrase musicale en modules de 2 ou 3
« temps simples », même si cette mesure est tout à fait artificielle
et venue au plus tard du mariste Père Antonin Lhoumeau (1852 - † 1920), quand il l’a inventée, vers 1892 (1). Mais il n’en reste pas que ce rythme mesuré ou « modulé » est
étranger au grégorien qui exprime le texte latin et bien d’autre.
C’est clair aussi que à la fin du XIXème
siècle, la notation imprimée développée par l’Abbaye de Solesmes ne
représentait pas encore tous les éléments classés par Dom Cardine. Ainsi, le Liber
Gradualis de dom Pothier (1883) et puis l’Editio Vaticana promulguée par St Pie X, ne distinguaient pas le strophicus
de la bi-trivirga, le salicus du scandicus lesquels souvent donnaient lieu à
confusion, comme le trigon et le pressus, sans rien dire des introuvables
oriscus, pes quassus ou les liquescences augmentatives… A ce statu quo il faut ajouter le système des
« signes rythmiques » proposé non sans polémique dans la praenotanda du Liber Usualis (1903) par Dom André Mocquereau (2).
Et voici la deuxième question que je me
suis posée : comment travailler au-delà des « signes rythmiques »
afin de chanter de façon authentique les pièces de ce répertoire ? Mais il
est juste d’admettre qu’à l’époque les « signes rythmiques » ont
sauvé le grégorien de pires mesures, telles que celles d’Houdard ou de Dom
Jeannin, même si aujourd’hui le risque est de faire encore du grégorien une
« lourde et assommante succession de notes carrées qui ne suggèrent pas un
sentiment et ne peuvent rien dire à l’âme », selon les expressions de Dom Guéranger
avant sa restauration (3).
Il est évident que parler d’une
« Méthode Cardine », c’est ne rien dire. Mais en tout cas, on peut
retenir de cette formule l’idée d’une méthode scientifique pour comprendre
l’écriture grégorienne plus ancienne, avec base dans l’observation directe et
l’étude comparée ; cela ne fait aucun doute. L’exégèse neumatique cardinienne
va à la recherche du rythme de la parole, tel qu’auparavant l’avait compris Dom
Pothier, plutôt que du rythme musical en soi-même, « libre », réel ou
imaginé ; elle cherche à comprendre la neumatique d’après la quantité des
syllabes latines et l’esthétique attachée au texte sacré, donc de la
sémio-esthétique. Parce que si on fait le contraire, on a le risque de pasteuriser le grégorien en coupant à
nouveau la tradition retrouvée, pour retourner en quelque sorte à ces éditions
anciennes de grosses notes carrées, une après l’autre, calame à la main…
De toute façon, il n’est jamais approprié
de parler d’un style d’interprétation sémiologique
ou musicologique opposé à un autre priant
ou monastique ; des catégories (absurdes) qu’on entend souvent : Il
est évident que le but de la sémiologie grégorienne n’est pas autre que la
compréhension de ce répertoire vocal d’après les données de sa authentique
tradition pour rendre possible une prière belle en soi-même ; c’est une
prière actuelle qui utilise un langage musical millénaire, et cela n’est pas un
archéologisme. Il s’agit, tout
simplement, de mettre en œuvre la demande biblique : « Psallite
sapienter » (4).
Afin d’essayer un système pour bien
chanter le grégorien, d’une part en profitant de l’écriture mélodique de l’édition
Vaticane et d’autre part en profitant les informations apportées par les
manuscrits plus importants, aux de la famille sangallienne et laonienne
reproduits dans le Graduale Triplex, depuis plusieurs années j’ai fondé
ma pratique devant le chœur sur cinq grands axes de travail, tous très simples à
suivre :
1)
Faire repérer sur les éléments de valeur syllabique de la
pièce qu’on essaye, en les distinguant de la manière la plus appropriée, afin
de faciliter la lecture aux chantres habitués à la sémiologie, autant qu’afin d’aider
ceux qui n’ont pas des connaissances de cette science.
2)
Profiter des « signes rythmiques » des éditions
solesmiennes (à exception des épisèmes des « ictus », bien entendu !)
dans la mesure du possible, évidemment sans aucun rapport avec une « durée »
de notes.
3)
Transmettre de manière orale, telle que dans les temps
anciens, toutes les nuances rythmiques-expressives attachées à l’écriture
(répercussions, tension dynamique annoncées par les signes de conduction,
liquescences exprimées ou pas, etc.).
4)
Transférer le concept de valeur syllabique ou moyenne et
diminuée ou mélismatique de Dom Cardine (5), au reste du répertoire (ordinaire, hymnes, etc.) dans la certitude de son
authenticité parce que liés à la Parole qui chante, tel qu’il nous a enseigné.
5)
Faire du texte le roi
de échecs grégoriens. L’abordage du grégorien à partir de la seule musique,
c’est comme négliger la pièce principale de ce jeu, se laisser distraire par
les mouvements sinueux et captivants de la reine -la musique-, et on sait bien
que s’il n’y a pas de roi, il n’y a pas de jeu.
3
– CONCLUSIONS
Nous ne pouvons pas perdre de vue cette grande
leçon du maître : « Le grégorien est une musique vocale,
essentiellement liée à un texte. C’est le texte qui est le premier ; la
mélodie a pour but de l’orner, de l’interpréter, d’en faciliter l’assimilation,
car ce chant est un acte liturgique, une prière et une louange à Dieu (6). » C’est évident, mais à l’heure de nous installer devant une schola ou une simple
chorale de paroisse, c’est souvent la justesse des notes qui nous donne souci.
Et quelle sorte de chant grégorien sera celui dans lequel les mots sont incompréhensibles
à l’auditeur ?
Arriver au grégorien par la stricte
observance de l’aspect plus matériel des notes, en négligeant les éléments
traditionnels de ce chant attachés aux signes fixés dans les sources historiques
et son interprétation, n’est pas d’autre chose que le dénaturer. La sémiologie
que nous a laissée Dom Eugène Cardine est là, à la main, comme la « clef
du trésor » (7), afin
d’être fidèles à la juste exécution de ce trésor incomparable de l’Eglise qu’est
notre chant grégorien.
Enrique
Merello-Guilleminot
Mon remerciement
à Jean-Albert BARDOUIN
(1) Cf. LHOUMEAU, A. (1892). Rythme,
exécution et accompagnement du chant grégorien. Lille-Tournai :
Desclée, Lefebvre & Cie.
(2) Puis, on sait bien que Dom Mocquereau
exprimera avec détail ce système en Le Nombre Musicale ou Rythmique
grégorienne, t ; 1 (1908), Rome-Tournai : Desclée et Cie., et la
suite, Le Nombre Musicale t. 2 (1927), Paris : Desclée et
Cie., ce dernier avec la collaboration de Dom Joseph Gajard, en constituant la
base de la célèbre Méthode de Solesmes (1951).(3) Cf. GUERANGER, P. (1859). Lettre d’approbation à la Méthode raisonnée de plain-chant du Chanoine Gontier. Le Mans, P. XII.
(4) Ps. 46,7.
(5) Dom Cardine tout d’abord les appelle « temps » (cf. Semiologia gregoriana cit., chap. I) ; puis il a préféré utiliser le mot « valeur » (cf. Primo anno…. Cit., Chap. I, note 12 et en « Nouveaux aspects sur l’intérpretation du chant grégorien », dans « Bollettino dell’AISCGre », 2/1, 1977, pp.3-17, conférence faite à Venise, le 28 juin 1972), en considérant que c’est plus exact car « dans le grégorien n’existe pas un rythme théorique a priori et absolut », voire susceptible d’être divisé en unités de mesure. Alberto Turco (cf. Turco, A., 1996. Il canto gregoriano – Corso fondamentale, Roma : Torre d’Orfeo, p. 137) utilise la terminologie intense/ténue et d’autres auteurs ont préfèré les appeler dense/fluide, etc., mais cela ne change pas l’essence de la chose, en rapport à l’articulation syllabique ou en rapport au seul acte de chanter un mélisme, respectivement.
(6) Cf. CARDINE, E. (1977). Vue d’ensemble dur le chant grégorien en Etudes grégoriennes XVI, Solesmes, p. 175.
(7) Cf. GUILMARD, J.-M. (2018). Les « Deuxièmes Rencontres grégoriennes » - La Sémiologie grégorienne de Dom Cardine, 50 ans après, Solesmes.
Merci, Enrique, pour cet aperçu pédagogique fort utile à tous ceux qui cherche "que faire" devant une partition en notes carrées. Le présent document est précieux, même aux anciens, en nous rappelant l'humilité nécessaire pour aborder la direction. Si le résultat est bon, c'est grâce au chœur. S'il y a un défaut, le responsable est le chef ! Les changements d'interprétation sont importants par rapport à la méthode de Solesmes, mais devant l'enthousiasme du résultat, les choristes récalcitrants sont rapidement gagnés par celui-ci.
ResponderBorrarCordiales amitiés.
Xavier