Personnalité exceptionnelle de l’univers du chant grégorien, travailleur acharné autant que chercheur et pédagogue, chef de chœur de premier rang, homme d’une gentillesse et d’une générosité hors du commun, le Professeur Antonino Albarosa est décédé à Crémone le 21 mars 2023, à quelques mois de ses 90 ans.
J’ai
eu l’honneur de faire sa connaissance à l’Institut Pontifical de
Musique Sacrée (PIMS) de Rome en 1996, à l’occasion d’un cours
d’été auquel j’ai participé. Depuis lors, s’est établie
entre nous une amitié qui s’est poursuivie au fil du temps,
jusqu’à la longue maladie qui a interrompu son activité
professionnelle.
Né à Messine, le 27 août 1933, le professeur Antonino (Nino) Albarosa s’est formé à l’Université de Catane, où il a obtenu son diplôme en lettres cum laude en 1956. Durant le même temps, il a poursuivi des études musicales au Conservatoire « Vincenzo Bellini » de Palerme, études couronnées par un prix de piano.
Albarosa quitta alors sa Sicile natale pour s’installer plus au nord. A partir de 1960, il se perfectionna en paléographie musicale à l’Université de Parme. Mais ce qui a constitué le vrai jalon de sa vie de musicien fut sa rencontre au PIMS avec Dom Eugène Cardine. Ce moine de Solesmes, qui vécut à Rome entre 1952 et 1984, a servi de manière extraordinaire – comme chacun sait – la cause du chant grégorien, en établissant les bases d’une science nouvelle appelée sémiologie grégorienne.
Albarosa a eu un parcours académique remarquable : professeur extraordinaire à Messine, professeur associé à Bologne, professeur assistant ordinaire à Parme, puis en 1993 professeur ordinaire de Paléographie et Sémiologie grégoriennes à l’Université d’Udine, enfin professeur associé de Chant grégorien au PIMS de Rome. Dans le même temps, il donnait des cours ailleurs en Italie et à l’étranger (Europe, Amérique Latine, Asie). Depuis 2011, à Rome encore, il travaillait avec les moniales bénédictines de Sainte-Cécile du Transtévère.
Ce furent des années fécondes, surtout si l’on considère que Nino Albarosa, entre 1982 et 1988, alternait ses enseignements avec la charge de président la Société Italienne de Musicologie, et que de 1985 à l’an 2000, il dirigeait Studi gregoriani. Cette revue scientifique a pour but d’élargir les enseignements du grand maître bénédictin Dom Cardine. Elle est publiée par l’Association Internationale d’Études du Chant Grégorien (AISCGre), institution née en 1975, grâce à sept élèves de Dom Cardine : Albarosa en a longtemps présidé la section italienne, avant d’en devenir le président honoraire.(1)
LA RECHERCHE ET L’ENSEIGNEMENT, UNE CLEF DE VOÛTE
Nino Albarosa a dit du grégorien qu’« il est actuel parce que c’est une grande forme d’art, comme [l’œuvre de] Mozart, Haydn ou Beethoven », et qu’il « constitue une tradition ininterrompue »(2)
Cette double conviction l’a incité à fonder et à diriger (1991-2014) le chœur féminin Mediæ Ætatis Sodalicium. Il s’agit d’un ensemble vocal formé à partir d’étudiantes de l’Université de Bologne dont les membres ont étudié diverses disciplines musicales et humanistes. Ce chœur a développé une très large activité en Italie, en Europe, en des pays lointains, tel le Japon, et a obtenu un grand succès auprès du public et de la critique. Il laisse quatre enregistrements discographiques d’une grande valeur,(3) comme en témoignent deux prix importants : en 1997 le Premier Prix au Tournoi international de Musique de Rome, et en 2005 le Premier Prix dans la catégorie « Chant monodique chrétien » au 53e Concours Polyphonique International « Guy d’Arezzo » à Arezzo. Actuellement, Mediæ Ætatis Sodalicium continue son activité sous la direction de la Professeur Bruna Caruso, qui aura été, durant plus de vingt ans, collaboratrice et assistante du fondateur.(4)
Nino Albarosa devant la caméra de l’Association Spazio Interiore Ambiente
(photo prise de http://www.asia.it/adon.pl?act=doc&doc=712 , N.R.)
Le chœur Mediæ Ætatis Sodalicium n’a pas été pour Nino Albarosa le seul instrument privilégié pour présenter au public les résultats relatifs à l’interprétation et provenant de ses recherches sur les plus anciennes sources manuscrites – ce qui est le but de la sémiologie cardinienne –, il s’est produit aussi en dirigeant par exemple Mulierum Schola Gregoriana, le chœur de femmes du PIMS.
« Je me sens vraiment enseignant et divulgateur [en même temps que] musicien et chantre. […] C’est pour moi une chose unique, un processus unique », affirmait-il.(5) Assurément, pour Albarosa, la recherche et l’enseignement constituaient la clef de voûte de son approche de l’ensemble musical grégorien – la summa gregoriana : trouver et transmettre. Autrement dit, il se sentait à l’aise pour pénétrer dans la tradition grégorienne, la sillonner comme voie de référence, puis publier une bibliographie riche, qui tienne compte des différents aspects de la science sémiologique et de la restauration de ce répertoire.
UN MAÎTRE RECONNU
Une recension complète des œuvres du Maestro établie par un autre de ses élèves, Michal Slawecki, permet de vérifier ce qui vient d’être dit.(6) Jusqu’en 2014, on compte 128 travaux : articles, essais, monographies, recensions, présentations, préfaces ou introductions,(7) sans oublier la direction de nombreuses thèses, et aussi ses abondantes traductions. Par exemple, sa version en italien (dans les Quaderni di Studi gregoriani, 2, Rome, Torre d’Orfeo, 1993) de la Méthode raisonnée de plain-chant. Le plain-chant considéré dans son rhythme, sa tonalité et ses modes, du chanoine Augustin Gontier, un livre paru en 1859 (Paris-Le Mans), qui a eu une grande importance dans l’histoire de la restauration du chant grégorien.(8) Ajoutons encore la série des Codices gregoriani, dans laquelle Albarosa avec Msg Alberto Turco et Heinrich Rumphorst, ont présenté trois importants manuscrits en fac-similés-couleur. (9)
On ne peut qu’admirer une telle activité touchant des zones de travail si diverses, tel le travail sur les documents – le travail « sur le terrain » – ou bien l’exécution liturgique du répertoire devant les autels. En récompense, le 23 mai 2008, en la Salle Académique du PIMS, le Professeur Albarosa a reçu des mains du cardinal Zenon Grocholewski, Préfet de la Congrégation pour l’Éducation Catholique, le titre de docteur honoris causa en Musique Sacrée. C’était l’expression d’une reconnaissance indiscutable par le Saint-Siège.
Le Maestro Albarosa affirmait : « [Dans le grégorien], le donné musical (monodique) et le donné textuel (biblique) se fondent parfaitement. [...] C’est un geste musical de nature contemplative. » (10) La contemplation des choses du Ciel l’a marqué au feu pendant le cours de sa vie. La contemplation l’attendait, comme nous l’espérons, lorsque le jour du Trépas de saint Benoît, Nino Albarosa est parti pour sa propre Pâque, pour son Passage, sicut incensum in conspectu tuo – comme l’encens devant Toi, Seigneur. (11)
Enrique Merello-Guilleminot
Mon remerciement à Dom Jacques-Marie Guilmard et Prof. Bruna Caruso
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(1) L’AISCGre et ses sections selon les langues ont accompli une œuvre considérable au plan de la recherche, de la diffusion et de la formation. Soulignons ici l’édition du Graduale Triplex, devenue, pour la plupart des grégorianistes, un instrument de travail de base. Cet ouvrage publié à Solesmes en 1979, est une version du Graduale Romanum de l’Édition Vaticane, à laquelle ont été ajoutés les signes neumatiques de Saint-Gall et de Laon.
(2) Cf. Entretien avec Nino Albarosa sur le chant grégorien fait par ASIA (Associazione Spazio Interiore Ambiente), 16 septembre 2008 ( http://www.asia.it/adon.pl?act=doc&doc=712)
(3) - Ancilla Domini. Heilige Frauen in der Liturgie, Coro gregoriano "Mediae Aetatis Sodalicium", dir. N. Albarosa, CD, Calig CAL 50977, 1997 ;
- Dolore e Speranza nel canto gregoriano, Coro gregoriano "Mediae Aetatis Sodalicium", dir. N. Albarosa, CD, Tactus TC 080001, 2014 ;
- Petrus et Pauli, Ecclesiae apostoli, Coro gregoriano "Mediae Aetatis Sodalicium", dir. N. Albarosa, CD, Stradivarius STR 33600, 2003 ;
- Sindone. Itinerario mistico musicale (collettivo), Coro gregoriano "Mediae Aetatis Sodalicium", dir. N. Albarosa, CD, Audiovisivi San Paolo (distr. Edizioni Paoline), 1998.
(4) Depuis 2022 elle dirige la Schola Gregoriana AlbaRosa.
(5) Cf. Entretien avec Nino Albarosa sur le chant grégorien fait par ASIA, déjà cité.
(6) Cf. M. SLAWECKI, (2014), Bibliografia gregoriana di Nino Albarosa (al 2014), Studi gregoriani, XXIX, 2013, pp. 83-102.
(7) Je le remercie notamment d’avoir écrit une brève Présentation pour mon ouvrage Introducción a la teoría y ejecución al canto gregoriano paru à Montevideo (Uruguay) et publié aux Ediciones de la Plaza (2003), paru enfin à Paris en version française aux éditions Pierre-Téqui (2007), avec la collaboration de Dom Jacques-Marie Guilmard.
(8) Le chanoine Augustin-Mathurin Gontier, de la cathédrale du Mans, a soutenu et guidé l'exécution du chant des moines de l’abbaye de Solesmes, pendant l’abbatiat de Dom Guéranger.
(9) Benevento, Biblioteca Capitolare 40, avec introduction de J. Mallet, A. Thibaut, R. Fischer et Th. Kelly (1991) ;
- Verdun, Bibliothèque Municipale 759, avec introduction de Dom D. Saulnier (1993) ;
- Paris, Bibliothèque Nationale ms Lat. 776 Graduale de Gaillac (Albi), avec introduction de M.-N. Colette et R. Fischer (2001), publiés à Padoue par La Linea editrice.