domingo, 29 de abril de 2018

L'heritage d'un maître


La récente commémoration, le 24 janvier passé, du 30e anniversaire de la naissance au Ciel de Dom Eugène Cardine, ainsi que le 50e anniversaire de la parution de sa Sémiologie grégorienne, est l’occasion d’évoquer l’une des plus remarquables personnalités contemporaines de la musique grégorienne.

Moine à Solesmes, homme d’une activité scientifique et pédagogique prolifique, maître d’une vaste génération de chercheurs, enseignants et interprètes, Dom Cardine demeure dans le souvenir de tous ceux qui l’ont connu pour son profil exceptionnel d’homme de Dieu et l’une de ces personnalités rares de son temps qui laissent des traces profondes dans l’histoire. Né  en 1905 au sein d’une famille d’une vie chrétienne profonde, le jeune Eugène a commencé sa formation religieuse au séminaire de Caen en 1922 avant d’entrer à Solesmes où il fait ses premiers vœux religieux en 1930, l’année même de la mort de Dom Mocquereau, le fondateur de la paléographie musicale. Sa profession solennelle comme moine bénédictin a lieu trois années après, et son ordination sacerdotale en 1934.

Chantre, membre de l’équipe de paléographie grégorienne alors dirigée par Dom Gajard, il a commencé en 1952 une période romaine qui s’étendra jusqu’à 1984, tant comme professeur de l’Institut pontifical de musique sacrée que comme membre de commissions et groupes de travaux internationaux convoqués à l’occasion du concile Vatican II, afin de mettre en place les programmes de réforme liturgique. En tant que responsable dans ces domaines, Dom Cardine a montré son autorité, fondée sur des connaissances solides qu’il utilisait avec une rigueur scientifique et une objectivité sans failles. Le respect des sources, avant toute spéculation, était son Étoile polaire. Et une  plume précise, claire et élégante caractérise tous ses écrits. 

PAROLE, NEUME, RYTHME

Les observations de Dom Cardine sur la rédaction mélodique grégorienne et ses particularités d’ordre rythmique marquent la naissance de la sémiologie (du grec, sêmeion « signe ») grégorienne, considérée à cette époque comme une « science intermédiaire » entre la paléographie et l’esthétique.


 

Dans sa Sémiologie grégorienne (Rome, 1968), Dom Cardine présente avec une admirable méthodologie le système neumatique des scriptoria sangaliennes : cet ensemble de manuscrits, ainsi que d’autres, comme que ceux de Laon, Chartres, Montpellier, Benevento, Saint- Yrieix, sera son instrument de déduction plutôt que pour imposer. Il n’y a ici rien de théorique ; bien au contraire, il y a des conclusions faciles à corroborer, d’après une étude approfondie, soit avec un ensemble d’éléments complé-mentaires tels que des lettres ou adjonctions sur les neumes qui donnent des informations en rapport avec leur valeur relative (la « durée » des sons correspondants) ou à leur hauteur ; soit par la variété morphologique qui exprime donc une variété signifiante ; soit enfin en rapport avec la conjonction ou la disjonction d’éléments constructifs des signes pour exprimer des inflexions ou aspects du phrasé musical. Tout ce que Dom Cardine a vérifié, organisé et mis en lumière, surpasse la matérialité des sons pour aller au-delà, c’est-à-dire pénétrer au plus intime et spirituel de la ligne mélodique grégorienne.

L’œuvre déjà mentionnée et sa suite Primo anno di canto gregoriano (Roma, 1970) qui paraît plus tard mais qui doit être considérée comme son prélude, sont le point de départ d’une conception du signe neumatique selon sa fonction et son contexte, tels qu’il faut les comprendre dans le répertoire grégorien. Ainsi, un parcours historique naturel, qui se concentrait chez Dom Pothier par  l’importance primordiale du texte (le « rythme oratoire »), et chez Dom Mocquereau par la neumatique, avec la mélodie et ses tournures (qu’il a voulu exprimer par les ictus et un système de « signes rythmiques » plus proche des pratiques musicales « classiques » que de la tradition grégorienne propre), devient avec Dom Cardine la sémiologie, la signification, le « ça-veut-dire » de chaque signe écrit dont le rapport texte-neume est une unité inséparable. Cette certitude lui faisait dire que « plus qu’une musique verbale, le grégorien est une parole chantée ; une parole sacrée que nous vient de Dieu dans l’Écriture, et que nous retournons à Dieu dans la louange » (1).

« CECI EST MON TESTAMENT »

La sémiologie est donc totalement inhérente à ce « style verbal » grégorien, et elle aide à découvrir, dans le contexte d’une large culture musicale, le message théologique des pièces comme son propre charme. Elle n’a alors rien d’une « méthode » qui serait opposée à ce qu’on appelle la « méthode Gajard » (!). En effet, s’il y a une méthode, c’est dans les sources les plus anciennes qu’il faut aller la chercher, des sources dont la plupart sont maintenant numérisées et consultables en ligne.

Une contribution efficace au rayonnement de la science sémiologique, qui représente son testament, comme il l’a déclaré lui-même (2), a été le Graduale Triplex (Solesmes, 1979), une publication que Dom Cardine avait souhaitée et préfigurée en quelque sorte par le Graduale neumé (Solesmes, 1966), car il était évident que la seule notation en gros carrés sur quatre lignes ne peut jamais  exprimer la mélodie grégorienne dans toutes ses nuances et sa souplesse. Le fac-similé de ce Graduale Romanum personnel de Dom Cardine, avec ses propres copies des sources manuscrites, puis le Triplex, réalisé grâce au concours des anciens élèves du maître, semblent trouver leur suite dans le Graduale Novum (Rome-Ratisbonne, 2011), une édition critique très attendue qui « peut être considérée désormais comme un hommage posthume aux recherches de Dom Cardine durant toute sa vie au service de l'Église  (3)», selon Michel Huglo.

Mais c’est surtout avec une myriade d’élèves connaisseurs de ses ouvrages que la sémiologie s’est établie comme l’outil de connaissance du grégorien qui nous est donné par la tradition de l’Église. Le Chœur grégorien de Paris, toiut particulièrement, a bénéficié de ses enseignements et de sa sagesse, évidemment enracinée dans une vie de prière et de louange continues.

Nous célébrons donc ce double anniversaire avec un sentiment de gratitude, et nous pourrions dire :
aperuisti  oculos caeci  nati (4).

Enrique Merello-Guilleminot



(1) Cité par Dom Louis SOLTNER: Dom Eugène CARDINE (1905-1988), Solesmes, 1988, p. 14.
(2) Cette dénomination finale était précisée dans le testament de Dom Cardine avant son décès (traduction anglais, voir https://books.google.fr/books?id=-Xlaj4iNuCwC&pg=PR23)
(3) Voir Michel HUGLO, Dom Eugène Cardine et l'édition critique du Graduel romain (posthume), « Études grégoriennes », XXXIX, Solesmes 2012, p. 293 - 305
(4) « Tu as ouvert les yeux à un aveugle de naissance ». Ce sont des mots qu’un certain musicien lui adressa, en remerciant pour l’envoi de la Sémiologie grégorien. Cité par Dom Jean CLAIRE: Un secolo de lavoro a Solesmes (trad. Nino ALBAROSA), Studi gregoriani,  XVI, Rome, 2000, p. 38.