martes, 6 de diciembre de 2022

LOUIS-MARIE VIGNE, UN SEMEUR DE NEUMES

Fondateur et président du Chœur grégorien de Paris, Louis-Marie Vigne est décédé à Paris le 20 juillet dernier après d’une longue maladie, en laissant autour de lui une pléiade de continuateurs dans ce domaine si particulier de l’art sacré, mais aussi le souvenir d’un homme d’une générosité et d’une courtoisie hors du commun.

« Il faut goûter le grégorien... », aimait dire Louis-Marie Vigne à ses élèves venus de tous les coins de la planète pour recevoir son enseignement. La découverte de la beauté de la Parole de Dieu en tant que vraie nourriture conçue par la Tradition de l’Église pour l’incarner dans le moment présent était son objectif car, il en était convaincu, « le chant grégorien est une musique tout à fait contemporaine ».

L’homme qui vient de nous quitter avait une manière de transmettre son art fortement enracinée dans sa profonde conviction que le grégorien est pure prière et qu’il exprime la nature humaine avec toutes ses nuances, que sa valeur et sa beauté hors le temps « naissent justement de la répétition, et donc de la mastication de la Parole sacrée » chantée dans le cadre d’un répertoire qui a traversé les siècles.

UNE MISSION, UNE VIE

Louis-Marie était né le 6 novembre 1953 à Neuilly-sur-Seine, au sein d'une famille nombreuse et d’une profonde vie chrétienne où l'art, les langues étrangères et les choses de l’esprit s'y donnaient la main d’une manière naturelle. En effet, son père « explorait les textes sacrés des grands religions  à la recherche de ce qu’elles contenaient d’élevé », selon ses propres mots (1), et sa mère se livrait à l’étude du mandarin et de la médecine chinoise. Cette langue a beaucoup intéressé le jeune garçon, qui fut confié aux soins d'une nurse chinoise. Il voulut même devenir missionnaire en Chine, avant de prendre connaissance du chant grégorien !

Puis, il a commencé sa formation musicale dans une maîtrise de chant sacré, la chorale Sainte-Croix de Neuilly, et il a étudié l'orgue avec Emmanuel de Villele. Dès l’âge de 17 ans, il assure un service dans une paroisse comme organiste. C’était à l’église de l’Immaculée-Conception de Boulogne-Billancourt, et il le faisait avec goût et plaisir, conscient de l'importance d'une liturgie bien servie par la beauté.

 

Louis-Marie Vigne pendant les Rencontres grégoriennes, à Paris (2011).

Il semble que cette vocation pour l’action missionnaire a trouvé sa place définitivement dans l'âme de Louis-Marie dix ans après, lorsque il est allé à l'abbaye de Solesmes afin de préparer ses examens ; une sorte de déclic si on pense au déroulement de sa vie d’alors. Il dira dans la dernière interview qu’il a donnée aux médias (2): « Durant l'office de Vêpres, j'ai entendu un Ave maris stella, et là, je me suis dit : j'ai trouvé ce que je cherchais ». Vocation (car en fin de compte, c’est Dieu li-même qui est le destinataire) à étudier, pratiquer et puis à transmettre le chant grégorien comme un vrai missionnaire de la Parole chantée. Un missionnaire qui va à la recherche de l'autre quelles que soient ses origines ou sa culture, d'après cet instrument d'oraison qui est le grégorien, et qui est convaincu de son efficacité comme voie d’évangélisation.

Le tout premier vinyle enregistré par le CGP en 1982 dans l’Église évangélique allemande (Erato/RCA) Le dernier CD du CGP a été Prière pour temps de détresse, sous la direction de Louis-Marie Vigne, et en collaboration avec les moniales de l’abbaye de Rosans, sous la direction de Tobbias Dreher (édition à compte d'auteur, 2019).

LE CHŒUR GRÉGORIEN DE PARIS, UN PONT AVEC L’AUTRE

Louis-Marie avait 18 ans quand avec son frère Jacques et ses amis Mgr Patrice Descourtieux et Pascal Guillaume parmi d'autres, il a commencé à chanter le grégorien dans une petite église romane du Vexin. C'était dans cet esprit spontané, « de manière très simple » tel qu’il assurait (3), qu'est né le Chœur grégorien de Paris (CGP), un nom proposé par André-Gustave Madrignac, auteur d’une ouvrage de valeur sur le grégorien (4) qui a assuré la toute première formation du groupe naissant.

En 1973, la rencontre entre le jeune homme et dom Jean Claire, maître de chœur de l'abbaye de Solesmes fait découvrir un univers différent. « A partir de 1976 nous nous sommes rendus à Solesmes et avons travaillé une semaine par an, dix années de suite » (5). Il faut dire que ce lien étroit avec l'abbaye de Solesmes (6) a été durable, en profitant de l'enseignement notamment de dom Eugène Cardine, dom Jean Claire ou dom Jacques Hourlier.

Le CGP – désormais érigé en association Loi 1901 – commençait sa longue marche : en 1977, première messe chantée au Val-de-Grâce, qui fut le centre de gravité de toutes les activités liturgiques du Chœur pendant plusieurs années; en 1981, création de l'Association des Amis du CGP qui apporte un soutien matériel, puis un projet que Louis-Marie a réussi à l'organiser en 1985 avec un énorme succès: un premier Congrès international de Chant grégorien à Paris sur le thème : « Actualité et pérennité du chant grégorien », où se sont réunis au Val-de-Grâce trois cents représentants venus de trente-deux pays différents.

L’année suivante, outre les tournées à travers la France, ont suivi des voyages vers les pays d’Europe comme la Norvège et beaucoup plus loin : le CGP tenta l’aventure de traverser le rideau de fer jusqu’en Russie. Puis ce fut l’Orient : la Chine, la Corée, et aussi Pays-Bas, Liban, Tchéquie, Roumanie, Colombie, Égypte, Japon, Philippines, Suisse... Un beau symbole qui exprime l’universalité du grégorien comme un « pont avec l’autre » (7).

Mais cette activité n’était pas seulement la diffusion : une activité liturgique régulière était et est toujours essentielle pour le CGP. Depuis 1987 et pendant trente ans, les Semaines Saintes étaient entièrement vécues et chantées dans l’abbaye de Fontfroide, et puis récemment à Granville et l’abbaye de la Lucerne  dans la Manche. Tous les dimanches, les messes et certains offices chantés d’abord au Val-de-Grâce, puis dans la crypte des Missions Étrangères, rue du Bac, et actuellement à la Chapelle Saint-Vincent-de-Paul chez les Lazaristes…

Louis-Marie Vigne a produit avec le CGP plusieurs disques, qui furent bien reçus par le public et par la critique : le CGP a obtenu en 1993 le prix Liliane-Bettencourt pour le chant choral, en partenariat avec l'Académie des Beaux-Arts.

Un événement notable a été la création en 1997 du Chœur grégorien de Paris-Voix de femmes, un ensemble exceptionnel avec lequel la branche masculine du CGP partage le plus souvent ses activités.

 
Une messe chantée par le CGP (19 juin 1977), dirigée par André-Gustave Madrignac. On peut voir Louis-Marie au premier rang.

ENSEIGNER LE GOÛT POUR LES CHOSES PERMANENTS

En 1985, jugeant que l’enseignement de l’Institut catholique de Paris, « était trop théorique », Louis-Marie Vigne crée une classe de chant grégorien au Conservatoire national supérieur de Paris (CNSMDP) avec une approche notamment pratique, ce qui doit correspondre à une tradition vivante. C’était un enseignement « très bien accueilli, notamment grâce à l’épouse d’Olivier Messiaen, Yvonne Loriod » (8). Avec Messiaen, qui aimait le chant grégorien au point de dire que « le chant grégorien est le plus beau trésor que nous possédions en Europe » (9), s’est établie une relation d’amitié et admiration mutuelle. Lui, le grand compositeur Français qui enseignait au CNSMDP l’analyse musicale en commençant pour le grégorien, avait trouvé en Louis-Marie un éminent successeur, tâche qu’il a assumée pendant plusieurs décennies.

Un dernier pas dans ce long parcours afin de transmettre « les choses permanentes », selon une expression favorite de Louis-Marie (10) se réalisa en 2006, par la création de l’École du Chœur grégorien de Paris. Il s’agit d’une toute nouvelle structure académique, basée justement sur ce concept de transmission de la tradition reçue (sachant que ce mot vient de tradere qui veut dire en latin « donner»). A l’École du Chœur grégorien de Paris, Louis-Marie a su grouper des élèves de toutes provenances. Son enseignement était personnalisé; transmettre la flamme en maintenant la qualité. Pour cela, il a pu réunir un corps enseignant de haute niveau dans tous les aspects théoriques et pratiques de cette discipline artistique sacrée.

 
Louis-Marie présentant son enseignement au CNSMDP en 2016. En 2021, un recueil de ses articles, édité par le CGP sous le titre Un chant grégorien, what else ? met en lumière sa pédagogie (image prise de https://www.conservatoiredeparis.f/fr/medias/video/presentation-de-louis-marie-vigne ).

Un congrès consacré à la transmission vivante du chant grégorien s’est réuni en 2011 sous le nom de « Rencontres grégoriennes – chant grégorien, acte liturgique : du cloître à la cité ». Il était organisé à l’initiative du Père Guilmard de l’Abbaye de Solesmes, par l’Association des Amis du CGP avec le concours du département Musique du Service national de la pastorale liturgique et sacramentelle (SNPLS) de la Conférence des évêques de France (11). Ses mots de présentation (12) ne peuvent pas être une meilleure « lecture » de la pensée qui a guidé à Louis-Marie  pendant toute sa vie : « Loin d’être une parenthèse esthétique, le chant grégorien épouse le mouvement même de la liturgie: comme le pain et le vin, la parole est reçue, mangée, incarnée, dilatée dans le chant et finalement, offerte. »

Fratres in unum : L’esprit de famille a été toujours une marque distinctive au CGP, et cela est venu de son fondateur. Ici, à Fribourg (Suisse), à la fin de la dernière tournée de Louis-Marie avec le CGP (juillet 2019)

Oui, Louis-Marie Vigne a dédié tout son pèlerinage sur cette terre justement à partager ces certitudes, tel que l’élan et la plasticité de cette forme de silence qui cache en sa beauté incontestable le chant grégorien. Et il l’a fait avec une générosité extraordinaire dont l’auteur de ces lignes peut donner un fidèle témoignage.

Tel que l’émouvant témoignage de gratitude envers cette personnalité de plus d’une centaine de voix venues du monde entier qui ont entouré son cercueil lors de la messe d’obsèques célébrée en l’église de Saint-Séverin pour chanter – prier deux fois – pour le repos de son âme. L’âme de ce pèlerin qui a semé des neumes au fil de temps, de ce maître, de cet ami, de ce frère. Voilà que la récolte a été abondante !

Mes remerciements à Serge ASLANOFF

                                                                                                               Enrique Merello-Guilleminot

(1)  Cf. ACCART, X. (2008), Le grégorien, un chant du corps, La Vie, n° 3295, 23 octobre 2008, pp. 44-45.

(2) Cf. ACCART, X. (2022), Le chant grégorien, de la beauté formelle à la profondeur de la liturgie, Prier, n°446 Novembre 2022. https://www.lavie.fr/ma-vie/spiritualite/le-chant-gregorien-de-la-beaute-formelle-a-la-profondeur-de-la-liturgie-84637.php

(3)  Cf. ZEEGERS, J. (2018) – Rencontre avec Louis-Marie Vigne – On n’a besoin de restitution à l’heure actuelle. L’urgence, c’est la mémoire, Canticum novum N° 85, Juin 2018, pp. 3-9

(4)  Cf. MADRIGNAC, A. G. & PISTONE, D. (1988), Le chant grégorien – Histoire et Pratique, Paris : Librairie Honoré Champion.

(5) Cf. ZEEGERS, J. (2018), Ibid.

(6) L’Abbaye Saint-Pierre de Solesmes a été le centre de la restauration du chant grégorien à la fin du XIXème siècle.

(7) Cf. ACCART, X. (2022), Ibid.

(8) Cf. ZEEGERS, Ibid.

(9) Il s’agit d’une phrase répétée plusieurs fois par L.-M. Vigne qui vient sans doute de ses discussions avec ce grand artiste, mais aussi d’une lettre qu’Olivier Messiaen lui a écrite le 14 octobre 1991 (Archive du CGP).

(10) « J’ai eu depuis très jeune le goût des choses permanentes » (Cf. Louis-Marie Vigne….ou comment chanter le grégorien avec assurance, Accents – La magazine d’Axa Courtage n°1, octobre 1998, pp. 10-12).

(11) À noter que le Chœur grégorien de Paris en 1998 a obtenu sa reconnaissance canonique approuvé par le Diocèse de Paris.

(12)  Cf. Les Amis du Chœur grégorien de Paris - Dossier de presse des Rencontres grégoriennes Chant grégorien, acte liturgique : du cloître à la cité, Paris, 1er-3 avril 2011.

viernes, 2 de diciembre de 2022

Le rythme du chant grégorien, le nouveau livre de Dom Jacques-Marie Guilmard

 Il y a près d’un siècle qu’a été publié par Dom André Mocquereau le deuxième tome du Nombre Musical Grégorien ou Rythmique grégorienne – Théorie et pratique. Ce livre de grande taille semblait fournir l’enseignement définitif, adressé à un large public, sur le rythme du chant grégorien. Le sujet était délicat et passablement controversé. Dom Joseph Gajard – disciple et collaborateur de Dom Mocquereau pour la rédaction de cet ouvrage – se fit le continuateur et le propagateur des idées de son maître.

Dans sa longue préface au Liber Usualis de 1903, parue vingt ans plus tôt, Dom Mocquereau avait établi les principes de sa conception du rythme, conception qui a été popularisée sous le nom de « Méthode de Solesmes ». Cependant, il n’avait pas eu recours aux données des manuscrits antiques, alors que ceux-ci sont l’unique source ayant transmis le répertoire du plain-chant, tel qu’il a été pratiqué au Moyen âge, qu’il a toujours été aimé des savants et des humbles, qu’il a été « canonisé » par saint Pie X et finalement qu’il a été reconnu par le dernier Concile œcuménique comme étant le « chant propre de la liturgie romaine ». Pourtant, toutes les données rythmiques du chant grégorien étaient là à portée de main, prêtes à révéler leurs « secrets ». Les signes neumatiques grâce auxquels le grégorien a été conservé et a traversé les siècles, disaient jadis et nous disent maintenant, comment actualiser les mélodies et comment les « rythmer » de manière adéquate, afin d’exprimer « avec sagesse » la Parole de Dieu et ses nuances, ainsi que le demandait le Psalmiste.

Dans le présent ouvrage, Dom Guilmard s’exprime d’une manière rigoureuse sur cet important sujet qui dépasse de loin la question des ictus et des répercussions. Il décrit les bases d’une saine mise en pratique des données antiques. Il le fait avec clarté, en utilisant des outils scientifiquement incontestables. En cela, pas d’invention, ni de fausse relecture : il lui a suffi de revenir à la simplicité des choses parfois cachée par l’évidence. Il s’est mis à l’école de Dom Eugène Cardine, qui a été le « Champollion des signes neumatiques ». On connaît son ouvrage, La sémiologie grégorienne, publié en 1968 et désormais accessible dans le monde entier selon une quinzaine de langues. 

           "Le grégorien ne dépend aucunement d'une esthétique musicale préexistant" nous dit Dom Guilmard.                                       

Comment saisir l'originalité de Le rythme du chant grégorien? Laissons à son auteur qui nous le dit en ces termes : « C'est une présentation complète du rythme grégorien, y compris de ce qu’on ne parle jamais, au plan du rythme, les "sons flous"; une exposé théorique, mais illustrée et ouvrant sur la pratique concrète. Une exposé sur le lien entre rythme et notation, son utilité et limites, desquels on n'en parle jamais. » Puis il ajoute : « Le rythme grégorien est oratoire (comme le disait Dom Pothier), mais il est aussi verbal et syllabique ; il est différencié. » Et nous réfère à certains aspect que sont traité dans son livre : « On donne la valeur d'un pes long par rapport à des valeurs syllabiques, et d'un pes rotondus par rapport à des valeurs des valeurs diminuées. On donne le rapport entre valeur syllabique et valeur allégée. On donne une manière de chanter ces différentes valeurs. » Finalement, il s’exprime au sujet du rythme et la modalité, dont il fait une approche originale.

Le plan du livre de Dom Guilmard est simple et la lecture en est facile. On retiendra que le grégorien ne connaît pas de nombre, car celui-ci n’appartient pas au latin, la langue maternelle du grégorien ; il ignore les mesures qui viennent de l’univers de la musique (et non pas du chant), et qui s’imposent seulement dans certaines conditions, en particulier s’il y a une certaine forme de simultanéité ; il n’y a donc pas de « temps » dans le sens quantitatif, comme on le conçoit aujourd’hui. Le rythme grégorien est tout naturellement le rythme de la Parole de Dieu que le chant orne de sa beauté supérieure au milieu de l’action liturgique. Par conséquent, c’est le rythme du latin, avec sa délicate alternance des syllabes toniques et atones, ses durées syllabiques, sa phraséologie et la structure modale qui lui sert de cadre. Dom Guilmard nous le rappelle : « La première donnée rythmique se situe dans le mot, [car] toutes les cellules rythmiques sont d’ordre verbal et dépendent des accents. » Ainsi, aucune structure pré-conçue n’enferme la Parole de Dieu. Dom Guilmard ajoute avec justesse et clarté, que les signes anciens ont été « transcrits pour faire connaître le grégorien, et non pas pour le cacher ».

Donc, la nouveauté de l’ouvrage est triple.

- Pour la première fois, le lecteur découvre une vision complète et ordonnée de la nature du rythme grégorien. Mêmes les sons « flous » n’ont pas été oubliés. De nombreux exemples et des applications pratiques élargissent la perspective.

- En outre, la différenciation des « valeurs » est traitée d’une manière exhaustive, en dehors des classifications artificielles.

- Enfin, le lien entre rythme grégorien et la modalité est exposé selon une approche toute nouvelle. 

Dans le célèbre Atelier de Paléographie Musicale de Solesmes, où sont conservées des copies centenaires de manuscrits grégoriens – l’une d’elles a été exécutée par le futur Cardinal Pitra – on remarque une phrase gravée sur la pierre, qui fixe splendidement l’objectif des grégorianistes: « Rechercher la pensée de nos Pères, nous effacer devant leur interprétation authentique, soumettre humblement notre jugement artistique au leur, c’est ce que demandent à la fois l’amour que nous devons avoir pour la tradition entière tant mélodique que rythmique, et le respect d’une forme d’art parfaite en son genre. »

Ayant toujours cet idéal devant les yeux, Dom Guilmard se soumet fidèlement à la tradition originale et originelle de notre beau chant grégorien, afin de la mettre en valeur au profit de notre génération et de celles qui nous suivront.

Enrique Merello-Guilleminot

Le rythme du chant grégorien 

Dom Jacques-Marie GUILMARD, moine de Solesmes

Éditions de Solesmes

editions@solesmes.com
www.abbayedesolesmes.fr
ISBN 978-2-82574-351-9

144 pages – 11,90 €

octobre 2022


 

miércoles, 2 de noviembre de 2022

CINCO OBRAS NEO-GREGORIANAS

 Entrevista: S.C.

Nos recibe nuevamente en su apartamento angevino Enrique Merello-Guilleminot. La presente nota resume el diálogo mantenido a propósito de una publicación reciente.

- En conmemoración del 35° aniversario del comienzo de su actividad como gregorianista, hace muy poco ud. hizo público en carácter de descarga libre, un conjunto de piezas de tipo gregoriano de su autoría ¿Qué nos puede decir a este respecto ?

-Habría que denominarlas piezas de « neo-gregoriano », aunque esto del “neo-gregoriano” no es tan nuevo, ni tampoco lo son estas piezas. De hecho la denominación « gregoriano » suscita un problema técnico de resolución no tan evidente.

-¿Cómo es esto ?

- Me explico : el repertorio gregoriano strictu sensu fue compuesto en la segunda parte del siglo VIII. No contamos aquí las piezas del llamado Ordinario de la misa (esto es, las piezas que se cantan siempre), ni el repertorio de los himnos y secuencias ni otras piezas extra-litúrgicas, las que sin embargo han sido asimiladas al llamado canto « gregoriano » sobre todo a partir de S. Pío X, e incluso adecuadas a su sistema de notación e interpretación. Quiere decir que las piezas posteriores han sido compuestas en el estilo de las del fondo antiguo, o adaptadas sus melodías al texto nuevo. Esto ocurre cuando la Iglesia establece nuevas festividades, como es el caso del introito Signum magnum de la Asunción de la Virgen María, que dom Claude Gay, monje de Solesmes, adaptó de In virtute del Común de Vírgenes, o cuando se introducen otras secciones en la Liturgia, como la aclamación de la misa Mysterium fidei, cuya melodía dom Eugène Cardine, también monje de Solesmes, adaptó de la antífona Crucem tuam del Viernes Santo. La genealogía de las piezas es pues un tema complejo tanto como su clasificación conforme a su estética e involucra distintas areas de investigación.

- Quiere decir que en el repertorio « gregoriano » tal como hoy se entiende, hay piezas « neo-gregorianas » ?

- El estudioso las conoce bien. Sin contar estas adaptaciones, o las piezas construidas a partir de fórmulas, un procedimiento muy usado que se denomina técnicamente "centonización", hay piezas tardías que escapan al estilo más propio del gregoriano y que sin embargo nadie las discute porque ya pertenecen a la Tradición de la Iglesia y están en los libros de canto. Se cantan siempre y así debe ser. Basta pensar en las antífonas marianas. Ni qué decir de la famosa Misa Real de Henri Du Mont puesta allí en el Liber usualis como pieza gregoriana, ¡cuando proviene del período barroco ! 

 

LA MISA GUARANÍ

- Hablemos de sus piezas. Ud. me decía que no son tan recientes.

- Así es. La última es la Missa II Avañe'e (Guaraní) que tiene ya once años. Esta obra más que « neo-gregoriana » -porque utiliza los modos gregorianos y está escrita en notación cuadrada, que es la que hoy universalmente se considera su notación propia- yo la enmarcaría en lo que denomino « música imposible ». ¿Cómo puede ser posible una misa con sus cuatro partes fijas (Kyrie, Gloria, Sanctus y Agnus Dei) de su forma gregoriana propia, pero escrita en una lengua amerindia como el guaraní ?

- ¿Cómo y por qué la compuso ?

- Ante todo, debo decirle que el guaraní es una hermosa lengua y que la cultura guaraní-misionera siempre me ha interesado mucho. Me encontraba entre 2011 y 2012 en misión docente enviado por el Coro gregoriano de París en Ciudad del Este (Paraguay), enseñando gregoriano en el hoy desaparecido Seminario San José, cuando se me ocurrió componerla, cosa que hice con inmenso placer como regalo al pueblo paraguayo.

- ¿Qué más puede decirnos de ella ?

- Que es una obra extremadamente simple, ex profeso, diría, con el objeto de que sea cantada en parroquias, sin ninguna dificultad. Fue estrenada por mis alumnos del Seminario durante las misas que cantábamos en la Catedral en presencia del Obispo del lugar, y su recepción fue muy buena.

- ¿Qué ocurrió después con ella ?

- Se editó en un cancionero religioso y entiendo que se sigue cantando en la actualidad.

EL AVE MARIA Y EL PATER NOSTER

-¿Y en relación a las otras piezas ?

- La primera en antigüedad es un Ave Maria alternativo al que todos conocemos y que fue la base sobre la que Tomás de Victoria escribió el suyo, a cuatro voces. El mío fue compuesto en Montevideo en 1987 cuando la visita de Juan Pablo II al Uruguay y hoy entiendo que peca de « moderno », con sus cadencias sugeridas y su forma con re-exposición temática. De todas formas lo cantamos mucho con el Coro « San Gregorio Magno » que dirigía el Prof. Garateguy por esa época y luego con la Schola Cantorum de Montevideo. ¡Hasta se cantó en mi boda !

- Hay también un Pater noster.

- Así es. Y es de los que se conocen, el más atípico.

- ¿Por qué ?

- Porque si uno se refiere a los Pater del Kyriale Romanum, que son tres (dichos A, B y C), se constata que su construcción es completamente diferente. Su forma es más propia a una antífona que a un recitativo litúrgico. Y sin embargo, entiendo que se “engancha” sin dificultad al Praeceptis salutaribus moniti del celebrante.

- Pese a esto, es decir a su forma “atípica”, se me ocurre que está más en el espíritu gregoriano.

- Bueno, es posterior al Ave Maria ; lo escribí en 1989. Y el porqué de la forma se lo respondo : he creído que la importancia de la Oración Dominical ameritaba una melodía propia. El Padrenuestro es la única oración revelada, y eso entiendo que es una razón suficiente para haberlo escrito.

 
 LA MISA BREVIS

- También hay otra misa.

- Sí, la Missa I, una misa brevis (breve) ya que tiene tres partes (Kyrie, Sanctus y Agnus Dei). Lo que sería una misa ferial como la Missa XVI o XVIII del Kyriale Romanum. Fue compuesta en Salinas (Ciudad de la Costa, Uruguay) en 1991, y en ella procuré ajustarme al estilo propio, con algunas salvedades, como el melisma sobre la última sílaba del eleison final.

- ¿Qué acogida ha tenido ?

- Solamente hice cantar el Kyrie por mis alumnos en el Seminario San José. Si ud. me permite la anécdota, tras la misa, el rector del Seminario, un sacerdote inglés muy partidario del gregoriano, se me acerca con estas palabras : « No conocía este Kyrie. ¿A qué misa pertenece? ».

-¿Sería factible su interpretación integral?

-En realidad, ud. sabe que hablando del Ordinario de las misas, se tiene una cierta libertad en la elección de las piezas, al punto tal que hay en el Kyriale Romanum un conjunto de piezas ad libitum: once kyries, cuatro glorias... Son las que la edición Vaticana aceptó como tales. Siempre se compusieron misas en el estilo del canto llano, para decirlo más precisamente. Ya hablamos de Du Mont, quien compuso cinco Misas de Canto llano publicadas en 1669 que fueron muy populares en Francia incluso hasta antes del concilio Vaticano II. Lo que hizo Roma cuando la edición Vaticana fue escoger y ordenar las piezas de más valor. Por ende, y estando afuera de ese selecto conjunto, entiendo que mi Missa I podría lícitamente cantarse en la Liturgia tal como se canta polifonía o piezas populares.

UN ALELUYA DE DIFUNTOS

- Finalmente, ud. escribió una pieza muy curiosa, un aleluya para la Misa de Difuntos.

- Eso fue en Montevideo, hacia 1992, es decir que hace exactamente treinta años. El Vaticano II incorporó la práctica de cantar el aleluya en lugar del tracto Absolve Domine, pero echando mano al texto (apócrifo) de IV Esdr 2,34-35 Requiem aeternam, el mismo que el introito, sobre el timbre aleluyático del Modo VIII, lo que constituye una melodía tipo, usada en otras partes del año litúrgico. Entonces, me dije, ¿por qué no una melodía original sobre el magnífico texto paulino de 1 Co 13,12 Videmus nunc per speculum? Un texto rico, profundo y ni qué decir apropiadísimo cuando se despide a alguien que deja este plano.

- Esta pieza tuvo su andadura también.

- Así es. En 1996 canté su aleluya en el PIMS (Instituto Pontificio de Música Sacra) de Roma. Fue en la fiesta de San Enrique. Y posteriormente en 2005, miembros del Coro gregoriano de París la interpretaron completa en la Maison de l’Amérique Latine, en París, tras una conferencia que ofrecí allí. Debo decir que es la única -para ser fieles a la Tradición- que cuenta con los signos neumáticos de Saint-Gall (uno de las más antiguos sistemas de notación del gregoriano venido de la Edad Media) y que además fue reproducida en el libro Por los caminos de Dios – Crónicas de un peregrino latinoamericano, aparecido en Montevideo en 2010, cuya 2da. edición verá la luz próximamente.

-Debiera poder cantarse en un contexto litúrgico…

- Es lógico que cuando se desea cantar gregoriano uno se refiera a la edición Vaticana, que es el gregoriano que la Iglesia reconoce como tal. Después están las piezas que por alguna razón se dejaron de lado y por lo tanto no están incluidas en los libros actuales, o finalmente las versiones melódicas “corregidas”, las ediciones “críticas” hechas a nivel privado hoy tan de moda, de lo que personalmente soy contrario pues la Liturgia no es un laboratorio de experimentación, y el gregoriano debe unir a los fieles, no separarlos. Pero siempre estamos hablando de un repertorio antiguo. En cuanto a las piezas nuevas, ya no entrarían en la categoría de “gregoriano” aunque de aspecto se les asemeje. El Videmus nunc podría entrar en lo que sería una Misa de Requiem, como la de tantos compositores, necesitándose para ello las demás piezas. Y le aseguro que por el momento no quisiera correr con la misma suerte que Mozart (risas), por lo que seguramente quedará así, como una pieza aislada, como un aleluya diferente y no-oficial al aleluya Requiem aeternam.

- ¿Cómo se explica que ud., un gregorianista reconocido, haya escrito estas piezas "por fuera” del repertorio gregoriano auténtico?

- Bueno, antes de dedicarme al canto gregoriano componía, escribía, dibujaba, todo lo cual prácticamente sigo haciéndolo, conforme a mi disponibilidad en razón a mis obligaciones. Hay cosas a las que uno no puede resistirse: concretamente, el deseo de expresarse en el marco de un lenguaje musical que le es completamente familiar. Aunque si nos atenemos a la profundidad, concisión, perfección y belleza del canto gregoriano, uno debiera dejarse de todas estas cosas para tan solo cantarlo, oírlo o admirarlo tout court, como dirían los franceses.                                        

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sábado, 8 de mayo de 2021

SPIRITUALITÉ DU CHANT GRÉGORIEN, QUELQUES RÉFLEXIONS ET CONSTATATIONS

Il est encore nécessaire de s’exprimer au sujet de la spiritualité du chant grégorien, lorsque ce répertoire vocal sacré est déjà si bien connu et vivant, malgré son âge partout dans l’Église ? 

Eh bien, c’est peut-être justement à cause de sa richesse inabordable, bien installée, que l’expérience plus que l’étude ou les connaissances nous donne l’élan de le faire, et de vouloir partager ces réflexions. Tout d’abord, il est évident que la spiritualité grégorienne est inépuisable, parce qu'elle chante, mais surtout pour qui elle chante. Mais elle doit se fonder sur de solides éléments de jugement. L'esthétique grégorienne est soumise à certaines lois qui sont établies depuis ses origines, il y a plus de 1200 ans (1), ce qui impose une tradition d'interprétation qui ne peut être négligée. Tout cela suppose donc un vrai langage pour prier depuis ou à travers ce recueil mélodique, un langage que la tradition vivante de l’Église rend actuel, voire contemporain.

On abordera cette question en suivant trois axes, pour constater que : 

a) Le chant grégorien exprime la catholicité comme aucun autre répertoire.

b) Le chant grégorien officie et prolonge la Révélation de la foi chrétienne.

c) Le chant grégorien est une vraie spiritualité lyrique.

a) LE GRÉGORIEN, EXPRESSION DE LA CATHOLICITÉ

On peut commencer par l’expression même de « chant grégorien », qui n'est pas aussi ancienne qu’on pourrait l'imaginer (2), et qui sert d’identité, du reste sans grande raison car on sait que ce répertoire n'a aucune relation directe avec le pape saint Grégoire I. Mais ces commentaires appartiendraient à un autre sujet, celui de l'histoire des origines de cette musique, qui dépasse largement le sujet que nous occupe maintenant.

À propos du chant grégorien, on entend souvent dire que c'est la « musique du Ciel », « la musique des anges », ou plus précisément, comme lors du dernier Concile, c’est la « musique propre de l'Église » (3). Tout cela est très vrai. Nous parlons évidemment de musique, et de musique vocale, sans instruments ; mais il faut dire ici que le poids de l'adjectif « grégorien » semble encore plus grand que le nom « chant » lui-même. En effet, si par nature le grégorien est un art musical, il appartient par son objet au domaine de la religion, de la foi en Christ, et plus précisément de ce qui se passe dans la fervente intimité qu'un chrétien vit devant le Tabernacle. C’est par ce caractère que dom Jacques Hourlier affirme que le grégorien fait toujours partie de la Liturgie de l'Église, « autant que l'évangéliste, le calice ou le célébrant lui-même » (4). En fait, chaque fois que nous chantons à Dieu en grégorien, nous faisons plus que de la musique, et bien plus que prier avec le chant,  strictu sensu.  Nous sommes en contact avec la Parole, et après l'avoir mise sur nos lèvres, nous la faisons voler vers le Ciel. Et la Parole, nous le savons, est la présence en plénitude de Dieu lui-même (5). Chaque neume possède un caractère monodique qui défie le contemporain et expose au chantre à une dimension où il est tout seul avec ces seules mélodies nées de la Parole, exprimées principalement dans la langue latine, mais aussi en grec et en hébreu, les trois langues inscrites sur la Croix pour nommer le Nazaréen. Ainsi, chanter en grégorien nous associe intimement à la Croix du Rédempteur, c'est-à-dire au véritable centre de l'Histoire où l'Agneau de Dieu a été immolé pour la rédemption de l'humanité. Il y a les quelques mots hébreux que nous répétons en chantant quotidiennement à chaque messe, tel que l'Amen qui devient une expression de la foi, l'alléluia qui résonne comme une louange jubilatoire, l’hosanna qui implore le salut. Aussi la supplication grecque kyrie eleison de chaque messe, ou celles du Vendredi Saint, et qui nous fait souvenir que, si l'hébreu est la langue de nos frères aînés, le grec est la langue des premières communautés catéchisées et de la culture dans les premiers siècles de l'Église. Ils sont tous là, ensemble comme un mémorial à ce monument de la mort devenu un signe de vie qui est la Croix, l'arbre de vie où nous avons retrouvé le Ciel.

Au-delà de ces évidences, Joris-Karl Huysmans constatait que le grégorien a dessiné dans l'immatérialité, ce que l'Église, l'Épouse du Christ, a construit dans ses temples. Je me permettrai de le citer parce que ce romancier français, loin de technicismes, ne cède pas un iota au sentimentalisme quand il déclare :

« Quant au plain-chant, l’accord de sa mélodie avec l’architecture est certain aussi ; parfois, il se courbe ainsi que les sombres arceaux romans, surgit, ténébreux et pensif, tel que les pleins cintres. Le De profundis, par exemple, s’incurve semblable à ces grands arcs qui forment l’ossature enfumée des voûtes ; il est lent et nocturne comme eux ; il ne se tend que dans l’obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie des cryptes.

Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter au gothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets de gaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténues comme des voix d’enfants. Alors il passe d’un extrême à l’autre, de l’ampleur des détresses à l’infini des joies. D’autres fois encore, la musique plane et la musique chrétienne qu’elle enfanta, se plient de même que la sculpture à la gaieté du peuple ; elles s’associent aux allégresses ingénues, aux rires sculptés des vieux porches ; elles prennent ainsi que dans le chant de la Noël, l’Adeste fideles, et dans l’hymne pascal l’O filii et filiae (6), le rythme populacier des foules ; elles se font petites et familières telles que les Évangiles, se soumettent aux humbles souhaits des pauvres, et leur prêtant un air de fête facile à retenir, un véhicule mélodique qui les emporte en de pures régions où ces âmes naïves s’ébattent aux pieds indulgents du Christ. »

Et il ajoute :

« Créé par l’Église, élevé par elle, dans les psallettes du Moyen Âge, le plain-chant est la paraphrase aérienne et mouvante de l’immobile structure des cathédrales ; il est l’interprétation immatérielle et fluide des toiles des Primitifs ; il est la traduction ailée et il est aussi la stricte et la flexible étole de ces proses latines qu’édifièrent les moines, exhaussés, jadis, hors des temps, dans des cloîtres » (7).

Je m'arrête sur cette phrase : la « paraphrase aérienne et mouvante de l’immobile structure des cathédrales », une formule que j'ai toujours trouvé belle et descriptive de la transcription subtile de l'espace « église », dans le langage structurel avec lequel ces mélodies ont été conçues. Il s'agit d'un projet ambitieux et inhabituel : exprimer avec quelques notes dans un ambitus modal réduit et pendant quelques secondes les affections appropriées à tous ceux qui sont sous les coupoles d’une église dans une célébration eucharistique solennelle. Il est clair que le grégorien existait avant les temples qui sont encore debout, mais la vérité est que nous pensons à eux, et nous vient immédiatement à l'esprit le souvenir de quelque mélodie grégorienne, toujours sereine, solennelle, simple et sainte, pour nous inspirer les meilleurs sentiments de piété et de dévotion. C'est le langage du sacré que le grégorien incarne comme aucun d’autre, en raison de sa transversalité. En effet, ce répertoire est présent d’un bout à l’autre des célébrations, parfois en les ouvrant, d'autres en les développant, ou les accompagnant, ou même par exemple dans les graduels, le grégorien constitue un véritable commentaire ou homélie musicale : même le célébrant s’assoie pour l'entendre !

La Liturgie chrétienne est donc si ancrée dans le grégorien qu’elle se confond avec lui. Tel le niveau de compénétration de ces mélodies simples avec la Croix Rédemptrice, comme les nefs de l'Église qui matérialisent l'idée de transit à travers la vie, dans l’Arche du Salut.

b) LE GRÉGORIEN, PROLONGATION DE LA RÉVÉLATION

Nous avions fait déjà référence à l'importance radicale de la rencontre de la Parole désincarnée, la Parole de Dieu, quand nous chantons le grégorien. C'est d'une extrême importance : Dieu est Parole, est Logos, est Nourriture spirituelle, et en le chantant, nous nous l'approprions tel que l’Hostie consacrée, le Pain de Vie. Comme le dit Jaime Sancho :

« Le mystère de l'Eucharistie montre ce qu'est la vraie manne, le vrai Pain du Ciel : c’est le Logos de Dieu qui est devenu la Chair, que s’est donné pour nous dans le Mystère pascal ; la même chose que le récit de saint Luc sur les disciples d'Emmaüs (8), nous permet de réfléchir davantage à l'union entre l'écoute de la Parole et la fraction du pain. Par conséquent, parce que c’est la Parole de Dieu qui devient chair sacramentelle dans l'événement eucharistique, l'Eucharistie nous aide à comprendre l'Écriture Sainte, tout comme l'Écriture Sainte, à son tour, illumine et explique le mystère eucharistique » (9).

Cette dimension sacramentelle de la Parole de Vie fait que nos neumes deviennent son cadre parfait. Or, nous goûtons la Parole de Vie, et même ainsi, sommes-nous prêts à la lire ou à la chanter mal ?

Toute cette expérience de la foi a comme point de départ la traduction de saint Jérôme, connue sous le nom de Bible vulgate latine. Cette Vulgata historiquement devenue la source scripturaire, est celle que nous chantons avec notre latin et sa nature phonétique et rythmique propres – dans ses sonorités, dans ses quantités et dans ses accents. C’est pourquoi lorsque nous chantons à l’office ou à la messe en grégorien, cela ne doit en aucun cas être négligé, comme superflu : ce sont les « matériaux » avec lesquels nous devons exprimer la doctrine de la foi implicite dans le terme « grégorien » d’une manière convenable.

Cet adjectif « grégorien » nous relie donc à la culture latine d'où nous venons tous, en raison à l’héritage d’une civilisation d’une part, et par une filiation à l'Église de Rome. Plus encore, si nous constatons la vraie origine de ce répertoire, né du texte révélé en fleurissant de lui-même comme une expérience contemplative qui chante le silence sacré de Dieu. « [Le chant grégorien] se fait comme une extension de la Révélation qui dépasse le contenu conceptuel des mots », dit le Père Fernando Rivas, ajoutant qu'il s'agit d'un reflet fidèle « de la sainteté et de l'ascétisme de l'Église du IVe au IXe siècle » (10).

Cette idée de prolongation de la Révélation, en particulier dans notre monde babélien où tout semble se produire au même temps dans une sorte de bruit universel, devient au présent très nécessaire. En effet, Dieu compte sur nos lèvres pour amplifier Son message depuis que la Révélation a été conclue, dans le point du dernier verset du dernier chapitre de l'Apocalypse. Comment alors le mettre à jour, si ce n'est dans la proclamation du prêtre lors des messes dimanche après dimanche, ou dans l’office quotidien, avec lequel on sanctifie chaque heure de la journée ? Cette condition connaturelle à la Parole de Dieu dans le cadre de la Liturgie catholique explique pourquoi le grégorien n’appartient à aucun « décor » accessoire au rite qui pourrait être remplacé impunément par n’importe quelle chose, ce que pourrait suggérer le nom « chant ».

En outre, on peut rappeler que « chanter » au Moyen Âge signifiait « dire », mais dire en chantant (11), et que même jusqu'aux XVIIe-XVIIIe siècles, on distinguait le « plain-chant » – ce qui désignait notre grégorien – de la « musique », qui signifiait la musique figurée, tout ce qui est en dehors du grégorien. Ces deux catégories impliquaient une différenciation entre un type d'art ascétique par rapport à un genre musical indépendant, d'esprit personnaliste, ornementé par la nouveauté ; il s’agit d’un dialogue qui n'a pas cessé et qui fait partie de l'histoire vivante de l'Église.

Par conséquent, chaque fois que nous chantons la Parole de Dieu en grégorien, nous proclamons à Celui qui est la Bonne Nouvelle d'une manière intime, tel qu’il été auparavant compris. Il y a aussi un côté christologique grâce auquel nous accomplissons une mission non négligeable, en tant que chantres : celle de devenir « ministres du chant » (et « minister » veut dire « serviteur »), donc, en chantant en Christ nous devenons des serviteurs du Christ qui chante parmi nous. Nous chantons en Christ, en appartenant à son Corps mystique de l'Église ; nous chantons pour le Christ, car on chante en son nom en répétant ses propres paroles, en particulier pendant la psalmodie ; et avec le Christ, parce qu’il est la Tête de ce Corps mystique qui dans la Gloire continue en chantant des louanges devant le Père Éternel. Enfin, associés au Christ Jésus, lorsque nous prions en grégorien, nous chantons la Bible, car, dit par dom Eugène Cardine lui-même, « plus qu'une musique verbale, le grégorien est une parole chantée ; parole sacrée qui nous vient de Dieu dans les Écritures, et qui retourne à Dieu dans la louange (12). »

c) LE GRÉGORIEN, UNE SPIRITUALITÉ LYRIQUE

Justement, il n’a pas manqué celui qui a vu dom Cardine comme un « maître de spiritualité agissant à travers la musique » (13). En effet, se plonger dans le grégorien, tel que nous avons vu, c’est se plonger dans l’Ecriture et ses trésors ; de tel sorte que cette expression de foi dite en sagesse (14), notre louange, notre supplication, continue celle qui vient depuis le fond de l'Histoire sacrée, dont les Écritures elles-mêmes témoignent abondamment. Là, il y a le chant des Psaumes, ces merveilleux poèmes pour prier en chantant, « considéré par les Pères comme un moyen institué par Dieu pour restaurer et réformer l'homme déchu; comme une médecine divine pour guérir l'esprit humain, blessé par le péché », tel que dit Xabier Basurko (15); il y a aussi l'expression jubilatoire de Moïse et de Myriam devant la mer Rouge (16); ou les cantiques évangéliques de la Sainte Vierge Marie, de Zacharie et de Siméon qui résonnent dans les offices des vêpres, des laudes et de complies respectivement (17) dans un hodie hors du temps. Dieu nous a toujours enseigné que le chant et la foi sont indissociables.

La superbe antienne de Magnificat Hodie Christus pour les vêpres de Noël nous vient à la mémoire, avec son quadruple citation du mot « hodie » que nous parle d’une nativité manifestée dans le présent et dans l'ici des quatre extrémités de la Terre. Cet événement historique unique est ainsi mis à jour, et le grégorien le proclame dans un enseignement magistral. En effet, la capacité qu’a le chant grégorien de s'exprimer avec des neumes simples, des concepts théologiques profonds est une autre de ses marques de fabrique incontournables, qui est donc présentée comme une spiritualité par le chant, une spiritualité lyrique.

De Noël également, nous pourrions évoquer l'introït de la Messe de la Nuit, avec ses étonnants tristrophas qui enseignent que le Fils procède de la plénitude de la divinité du Père dans l'Esprit Saint, en soulignant avec la montée sur la désinence verbale la première personne au singulier « genui » avec l’oriscus qui donne tout son poids à la note de la corde modale où se trouve justement le pronom personnel « te », qui exprime donc, le Christ lui-même :

Ou enfin, juste pour mentionner un autre exemple – parce qu’Incarnation et Eucharistie sont toujours ensemble – la communion de la Fête-Dieu Qui manducat. Ici, le dessin sur les possessifs « meam » (ma chair) et « meum » (mon sang) est identique, justement pour exprimer que par le miracle de la Transsubstantiation, le Christ est présent dans la plénitude de sa nature dans les deux espèces eucharistiques :

Oui, nous apprenons et vivons notre foi aussi grâce au grégorien ; et cela n'est pas un chemin d'intériorité d’ermite, loin de la communauté de foi. Bien au contraire : alors que le vaste monument grégorien chante la Sainte Liturgie dans son intégralité, l'invitation qu'il nous fait est de participer avec notre voix en tant que membres de l'Église, ses pierres vivantes. Cette nouveauté du chant grégorien constitue un autre de ses miracles. C'est certainement, sur le plan théologique, le « nouveau chant » auquel les Pères de l'Église ont fait référence, et même ce sacrifice spirituel que saint Justin, Clément d'Alexandrie, Lactance, Tertullien, saint Athanase, pour n'en nommer que quelques-uns, ont vu dans le chant chrétien. C'est sans doute pour cela que dans la liturgie du Ciel décrite dans l'Apocalypse, il n'y a pas d'autre sacrifice que celui des lèvres : c'est une liturgie de prière et de louange. Tel est le sacrifice spirituel du temple eschatologique (18).

d) CONCLUSION

La rencontre de la Parole de Dieu ainsi dépouillée d'équipements ou d'artifices révélera au chanteur appliqué le « secret » du chant grégorien, peut-être le cantus obscurior (chant caché) dont Cicéron parlait (19) qui est celui du texte latin et de sa propre musicalité d'une part – avec sa parfaite symbiose rythmique –verbale ; mais surtout du message théologique qui transmet, le contenu précieux qui transmet. Le « secret » dit – et chanté – à haute voix, qui exprime avec une sereine allégresse les bontés et beautés qui se trouvent dans les vérités du depositum fidei.

C’est la manière de le rendre actuel en notre hodie, avec ses gloires et ses tragédies de chaque jour et vis-à-vis de Jésus Saint-Sacrement. Et, neume après neume issus du parchemin, gestes écrits, de contribuer, nous les serviteurs du Christ Ressuscité que nous célébrons en ces jours joyeux, à maintenir vivant et pur ce trésor d'art et de spiritualité, formidable instrument de la Parole qui préfigure les merveilles de la liturgie céleste : Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus (20).

Enrique Merello-Guilleminot

Mon remerciement à Serge ASLANOFF

(1) Ce que rappelait Pie XII : « Si l’introduction des fêtes récentes réclame la composition de mélodies nouvelles, celles-ci seront demandées à des maîtres vraiment experts en cet art, afin qu’elles obéissent fidèlement aux lois particulières du chant grégorien authentique, et que ces nouvelles compositions s’accordent pleinement avec les anciennes en valeur et en pureté. » Pie XII, encyclique Musicae Sacrae disciplina, III (25 décembre 1955).

(2) Cette expression apparait vers 1871, pour présenter le Graduale de tempore juxta ritum sacrosanctæ romanaæ ecclesiæ (ladite édition néo-médicéenne, d’après les travaux d’Edmond Duval) publiée par Pustet à Ratisbonne… comme le genuinum cantum gregorianum ! On sait que cette édition offrait des versions mélodiques arrangées au XVIIe siècle, aux limites de la caricature.

(3) Sacrosanctum concilium, 116 (Paul VI, 4 décembre 1963).

(4) Jacques Hourlier, Entretiens sur la spiritualité du chant grégorien, Solesmes, 1985, p. 67.

(5) Jn, 1,1.

(6) On sait que ce genre de pièces (O filii et filiae, Adeste fideles…) comme les autres hymnes et tout l’Ordinaire a été assimilé au grégorien, mais n'appartiennent nullement au fond grégorien lui-même car ils proviennent d’autres traditions locales, tout en restant quand même musique monodique religieuse.[6]

(7) Joris-Karl Huysmans, En route, Paris, Stock, 1896, pp. 12-13.

(8) Lc 24,13-35.

(9) Jaime Sancho, « La Parole de Dieu dans la Liturgie sacrée (Verbum domaine 52-71) », Scripta theologica (theologica) / vol. 43, 2011, pp. 417-436, ISSN 0036-9764.

(10) Fernando Rivas, «El canto gregoriano, icono sonoro del misterio litúrgico», Cuadernos monásticos, 122, 1997, Ediciones ECUAM (Argentina), pp. 277-307.

(11) Benoît de Nurse, Regula monacorum, IX, 6.

(12) Mots prononcés à Subiaco en 1981 [cités par Louis Soltner, Dom Eugène Cardine (1905-1988), Solesmes, 1988, p. 14].

(13) Ibid.

(14) Ps. 46,8.

(15) Xabier Basurko, El canto cristiano en la tradición primitiva, Editorial Esset, Vitoria, 1991, pp. 34 et ss.

(16) Ex 15.

(17) Lc 1,46-55 ; 1,68-79 ; 2,29-32.

(18) Xabier Basurko, op. cit.

(19) Cicéron, De oratore, XVII, XVIII.

(20) Ps 33,9.