lunes, 4 de noviembre de 2019

Un regard sur les problèmes de la réimplantation du chant grégorien dans la Liturgie d’aujourd’hui

«Il y a une musique qui aide à la prière et à l’élévation de l’âme vers Dieu, et il y en a une autre qui l’empêche ; il y a une musique spirituelle et une autre sensuelle ».

C’étaient les mots du Père Abbé de Solesmes prononcés dans le cadre du Congrès international de musique sacrée qui a eu lieu à Rome il y a plus de 25 ans. Par leur précision, ces mots résument le problème de l’implantation du grégorien en ces temps actuels, ce sont les mots les plus appropriés pour commencer ces réflexions par lesquelles je voudrais mettre en lumière quelques aspects relatifs à la marche du chant grégorien après de plus d’un siècle et demi de restauration (1), en mettant cependant en évidence certaines réalités paradoxales.

Il y a quelques années, plus précisément à la fin du dernier siècle, le chant grégorien était au sommet de l’intérêt des médias, après la réédition des anciens disques numérisés du chœur de moines de l’abbaye de Santo-Domingo de Silos, Espagne. Sa capacité de surpasser les ventes d’artistes populaires avait étonné plus d’un curieux. Certes, jamais le grégorien n’avait eu un auditoire tellement élargi ; un « succès » -si l’on peut dire- que personne n’aurait jamais imaginé, au regard de l’allure particulier de ce genre musical et vocal : son austérité matérielle, son élan toujours inspiré par les réalités du Ciel, sa raison d’existence justifié par la foi chrétienne de laquelle est un véhicule incomparable. 

À cette époque-là, le fait que le grégorien soit sur la vague était justement une raison suspecte, en imaginant une mode du moment, une vague avec plus de romantisme, produit du besoin de l’homme de cette époque de fuir du bruit et les problèmes du monde moderne. D’autres observateurs, la considération des « signes du temps » que voulait voir Jean XXIII, regardaient ce phénomène tel une fleur qui annonçait un vrai printemps de notre foi. 

Sur le premier aspect, on pourrait réfléchir que la fuga mundi est évidemment dans la nature du monachisme, duquel le grégorien reflète une part importante de sa vie de renoncement et de silence, mais évidemment ici ne s’agit pas d’une évasion. En tout cas, l’association du chant grégorien avec le monachisme est bien plus justifiée à cause de la vie actuelle de l’Église qui à cause des origines de ce répertoire. En effet, il n’est pas de possible soutenir du point de vue historique l’action des moines dans la création du chant grégorien, un chant qui fut d’abord de cathédrale et non pas de cloître. Également, le rôle joué par les moines dans sa diffusion « a été modeste ou tardif » (2).

En deuxième lieu, la nouveauté de l’Evangile fait vivre les fidèles dans un esprit de printemps spirituel pérenne, ce que le grégorien transmet avec une clarté chère à tous ceux qui travaillent avec les sons pour s’exprimer : du « divin » Mozart jusqu’à Stravinsky. Comment, sinon, peut-on chanter l’alléluia Pascha nostrum du dimanche de Pâques, avec ses neumes qui s’ouvrent tels les pétales d’une belle fleur, ce qui semble exprimer le resurgissement de la vie, des ombres jusqu’aux lumières ineffables ?

Commencement de l’Alleluia Pascha Nostrum (Graduale Triplex, Solesmes, 1974).

CÉLEBRER LA VIE, CÉLEBRER DIEU

Depuis les temps de Charlemagne, ce répertoire liturgique évidemment a traversé des époques diverses ; du temps où il a été privilégié par les autorités civiles jusqu’à nos jours, quand le grégorien est privilégié par les autorités ecclésiastiques, mais fort négligé, hélas, au plan pratique. 

Notre grégorien mis en place -pour les pièces de la messe- par des clercs établis à Metz vers 765 à la demande de l’évêque saint Chrodegang (3), d’après les textes, les usages liturgiques et les mélodies de l’antique chant romain, ce chant, à la fois romain et franc, est le chant auquel se réfère Charlemagne, lorsqu’il prescrit d’apprendre le chant romain dont l'usage avait été établi par son père Pépin le Bref : « [J’exhorte] que tous apprennent le chant romain (...) et soit supprimé l’office gallican, afin de garder l’unité avec la Siège Apostolique » (4).

Il s’agit du même chant reconnu en des temps récents comme spécifique de la liturgie romain et demandé par Benoît XVI : « Enfin, tout en tenant compte des diverses orientations et de diverses traditions très louables, je désire que, comme les Pères synodaux l'ont demandé, le chant grégorien, en tant que chant propre de la liturgie romaine, soit valorisé de manière appropriée » (5).

« J’exhorte » et « je désire » : voici l’énorme distance, la grande arche du temps, la grande occultation produite au cours des siècles entre cette Admonitio generalis signée par Charlemagne l’an 789 jusqu’à Sacramentum Caritatis, rédigée par le pape il y a douze ans. Un lointain parcours qui d’une part a permit substituer un rite –le gallican- considéré comme inutile pour le  projet impérial d’unification liturgique de la Gaule afin d’avoir une unification spirituelle et sociale ; et d’autre part, lorsqu’il faudrait repositionner ce genre musical dans la vie des paroisses de toute la chrétienté dans son cadre propre de la liturgie latine, en mettant en valeur la tradition millénaire du grégorien enracinée avec un langage musical convenable au mystère de Dieu et de son Eglise, plutôt que l’objet de musée que plusieurs veulent voir en lui.

Il est évident qui à l’époque de Charlemagne il y avait un ordre politique différent ; c’était un temps où la religion se faisait présente d’une manière multiforme et omniprésente en teintant tout de sacralité. Oui, en cette époque-là le chant, le cantus, était un composant fondamental du rite ; il était une façon de le dire, et dire était une manière de chanter (6). En effet, on trouve facilement dans les Sacramentaires de l’époque cette indication : « Gloria non cantetur… dicimus Gloria » ou bien « cantando antiphonam… dices antiphonam » (7). La même Règle des moines de saint Benoît de Nurse (in VIème s.) ne faisait aucune distinction entre les mots cantare et dicere: « duo responsoria sine gloria dicantur… qui cantat dicat gloria » (8). Alors, chanter ou dire exprimait avec la même force, l’idée de célébrer : Chanter, c’était célébrer, et tout l’ensemble de gestes, de signes, des parfums, goûts et couleurs qui l’accompagnaient étaient partie intégrante de la célébration et en conséquence du chant sacré lui-même. On chantait avec toute la vie, selon saint Augustin ; voix, cœur, œuvres et tout contribuait au symbolum : unifier l’assemblé, unifier les fidèles vers le Christ, le Symbole du Père, car dans le Christ toutes les choses sont unies, de l’alfa jusqu’à l’oméga, le Ciel et la terre, tous les hommes en Lui. Pour cela, l’extrême simplicité de la monodie grégorienne, c’est le meilleur moyen pour que mens nostra concordet voci nostrae (9), tel que l’enseignait saint Benoît. Tout cela comportait le cadre d’une véritable « civilisation liturgique » (10), et non pas seulement au plan du mariage de l’Etat carolingien avec la Papauté.

VOX CLAMANTIS IN DESERTO

Loin de cette civilisation centrée en Christ, ladite civilisation liturgique, il semble que notre civilisation est une « civilisation du spectacle » (11), où il est fort difficile de trouver les échos de ce cantus vécu comme expression connaturelle aux mots sacrés au milieu de la liturgie. L’ars celebrandi a été oublié car parfois nous oublions l’esprit de la liturgie, sans prendre en compte que l’Eglise est avant tout une assemblée de fidèles de Dieu (12) ou mieux encore, une « société de la louange divine », selon la belle formule de dom Guéranger (13).

C’est une réalité paradoxale de constater comment la quantité de chœurs de laïcs et le gros ensemble de documents pontificaux issus de Rome depuis Leon XIII jusqu’à nos jours, se confronte avec la réalité de la pratique liturgique, tellement réduite. A Paris, trouver un endroit pour entendre la messe avec le grégorien, c’est jouer à la chasse au trésor, au sens précis de l’expression, situation semblable au reste de la France. Et nous parlons ici de la France, un pays uni de la manière la plus étroite avec la naissance de ce répertoire ! 

Moi, je peux assurer quelles sont les difficultés de vouloir implanter le grégorien par exemple en Afrique, mais aussi en Amérique latine. En l’Uruguay, petit et lointain pays peuplé par 3,5 millions de personnes considéré comme le pays le plus sécularisé de l’Amérique Latine –40% de sa population se déclare athée ou agnostique-, après 25 ans de travail personnel sur place avec la Schola Cantorum de Montevideo, on peut compter avec les doigts d’une seule main les endroits où il est possible actuellement d’écouter de temps en temps une pièce du répertoire grégorien pendant les messes de paroisses.  

À la frontière, la situation de l’Argentine ou Brésil n’est pas trop différente, malgré ses dimensions gigantesques, situation peut être semblable au celle du Canada. À ce sujet, nous dit Jean-Pierre Noiseaux, directeur de la Schola Saint Grégoire de Montréal :

 « Lors de la diffusion récente sur les ondes de la Société Radio-Canada d'un documentaire sur la culture country, on pouvait voir entre autres choses des extraits d'une messe où l'animateur country, qui avait l'air heureux comme un poisson dans l'eau, chantait plutôt comme un diable dans l'eau bénite. Mais l'assemblée était émue aux larmes d'entendre ses chansons (…). Soit, il y avait là une véritable communion fraternelle, mais elle manquait sérieusement d'universalité. J'avais en outre la désagréable impression que l'Eucharistie ne pouvait qu'être accessoire dans ce contexte et qu'on y célébrait bien davantage la sensiblerie humaine que le Mystère divin. On pourrait citer bien d'autres exemples, en particulier des célébrations où l'on se permet sans aucun discernement d'introduire dans la liturgie des éléments d'une désolante trivialité ou qui conviendraient davantage à une rencontre sociale qu'à une assemblée liturgique ; mais il suffit de constater que dans pareils cas, il devient inutile de penser à introduire le moindre chant grégorien » (14).

Certes, la présence de l’animateur liturgique renforce cet aspect de « spectacle » que les célébrations risquent de devenir, d’abord car la liturgie n’est pas un endroit pour l’enseignement proprement dit ; et en deuxième lieu, lorsqu’on utilise des « genres musicaux qui ne sont pas respectueux du sens de la liturgie ». A la messe ou à l’office, la musique n’est un soutien de rien, un élément du décor ou la bande de sons du culte. Plus encore, la musique constitue le rite lui-même, surtout en quelques moments très précis de la Liturgie, ce qui demande des fidèles une participatio actuosa et non pas celle d’un spectateur passif. Alors, lorsqu’on chante une seule pièce grégorienne au milieu de célébrations peu soignées, on a l’impression de chanter au désert. La vérité du grégorien se brise avec des mélodies sensuelles –au cas où il y ait d’autres musiques- ce qui est pénible pour le résultat non pas tant esthétique que spirituel au regard des fidèles. Peu il est resté de l’idée augustinienne que le chant est un instrument privilégié de l’esthétique qui fait pénétrer l’éthique dans l’âme ; que la musique sacrée est un puissant instrument de conversion et non pas un sujet de conflit entre les documents du Magistère et la réalité de la vie paroissiale.

GOUTER LES NEUMES COMME LE MIEL PROMIT.

Comment réimplanter le grégorien dans les milieux catholiques ? Comment faire pour que la situation de ce chant au présent ne soit celle d’une « magnifique cathédrale en ruines » comme il a été dit ? Sans doute, en ayant la certitude que la langue de la liturgie devrait être le latin et non pas une autre, de la même manière que pour chanter la fin de la Neuvième Symphonie de Beethoven il faut chanter en allemand et non pas en français. Il s’agit d’une question de sens commun plus que de sonorité, mais aussi une question de volonté. 

Avant tout, il conviendrait de louer Dieu dans le langage de la Vulgate et de la Tradition catholique, de l’Eglise romaine, même si nous sommes loin de la culture classique, même si les régionalismes ou modes musicales séduisent davantage que ce répertoire sacré, ou enfin même si les distances géographiques font penser que le chant grégorien est une expression « importée » de l’Europe, un problème qui concerne les pays extracommunautaires qui ont une forte présence d’ethnies locales, où la musique traditionnelle est fort enracinée. 

Le répertoire grégorien en son long parcours, par sa richesse, a pu s’adapter aux contextes divers et justement pour cette raison survivre aux vogues musicales, en marchant à côté de l’Eglise autant que sa manière historique de chanter sa foi.

Pour le chanter, il faut être conscient que cette manière de célébrer et « incarner » la Parole de Dieu a une profondeur de douze siècles d’antiquité. Il faut prendre le temps, même si son temps est, justement, hors du temps autant qu’expression de la qualité et non pas de la quantité. C’est donc un chant de l’éternité qui reflète tel un miroir les réalités du Ciel pour les retourner vers le Ciel. Cette caractéristique fait que, loin de nous ramener au passé, à la manière d’une évocation tout simplement, le grégorien est un langage du présent, actuelle, approprié à notre temps ; un temps qui a de plus en plus besoin de la simplicité et de la beauté de la foi pour mieux comprendre Dieu, qui est la Beauté par définition, la source de toute musique et de tout art véritable. 

Également, pour le chanter il faut prendre le temps pour le goûter, tel le lait et le miel de la Terre qui a été promise (15), même s’il n’est pas juste de penser qu’il soit un chant angélique, mais profondément humain. En effet, on chante Dieu avec toute notre humanité, notre grandeur mais également et surtout, avec nos misères, sans ne cacher.

Alors, c’est à nous de vivre notre propre expérience contemplative avec nos moyens et au milieu du monde sans le fuir, en essayant de trouver les liens intimes entre chanter et célébrer. Ainsi seulement, nous pourrons vivre le miracle quotidien d’un printemps sans fin, en faisant fleurir notre rose au désert, ce qui n’est pas d’autre chose que fêter le miracle de la vie en toute sa dimension.

Enrique MERELLO-GUILLEMINOT

Mon remerciement à Jean-Albert BARDOUIN


(1) En 1864 fut distribué à la communauté solesmienne Benedictiones mensae, qu’on peut considérer comme le premier ouvrage de grégorien restauré, à côté du Directorium chori.
(2) Jacques-Marie GUILMARD, Nécessité et limites du recours aux mélodies pour établir l’histoire de la création du chant grégorien, II, Ecclesia Orans, 1999/3, Pontificio Istituto Litugico di Roma).
(3) Il faudra attendre jusqu’à 800 pour avoir un office romain complet, travail fait à Tours, et jusqu’à 834 pour avoir la version bénédictine, c’est qu’a été faite à St. Denis de Paris, selon les études sur l’origine du répertoire grégorien de Dom Jacques-Marie GUILMARD.
(4) CHARLEMAGNE, Admonitio generalis, n.80 (23 mars 789).
(5) BENOÎT XVI, Sacramentum Caritatis, Exhortation apostolique post-synodale aux évêques, aux prêtres, aux diacres, aux personnes consacrées et aux fidèles laïcs sur l'Eucharistie source et sommet de la vie et de la mission de l'Église, n. 42 (Rome, 22 février 2007).
(6) Il n’est pas inutile de se souvenir que « chanter » à un rapport étymologique avec « accentuer » : ad cantus, accentus.
(7) Par exemple les Sacramentaires d'Angoulême (ca. 800) ou d'Amiens (IXème s.) (Iégor REZNIKOFF en Le chant grégorien et le chant des Gaules, Actes du colloque “Musique, littérature, société au Moyen Age”, Université de Picardie, Amiens, mars 1980-Paris, H. Champion, 1981).
(8) Saint BENOÎT, Règle de Moines, IX, 6.
(9) Saint BENOÎT, op. cit., XIX, 6.
(10) Etienne DELARUELLE, La Gaule chrétienne à l’époque carolingienne, en la “Revue d’Histoire de l’Eglise de France”, XXXVIII/131, 1952, p. 69.
(11) Mario VARGAS LLOSA, La civilización del espectáculo, Barcelona, Alfaguara, 2012.
(12) Ecclesĭa ou ἐκκλησία veut dire justement assemblée.
(13) C’est justement le titre de son ouvrage posthume L’Eglise ou la Société de la Louange Divine (Solesmes, 1875).
(14) Jean-Pierre NOISEUX, L'intégration du chant grégorien dans les célébrations liturgiques paroissiales : une question de volonté avant tout, dans LAUDEM, Revue de l'Association des musiciens liturgiques du Canada, no. 36, Automne 2007-Hiver 2008, pp.15-19.
(15) Ex 3,8.